Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 137.djvu/465

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

naire, lui seul reconnaît le sens dernier des choses. Pour lui elles sont des symboles et rien d’autre, des signes extérieurs ; et lors même qu’elles se taisent, à lui elles parlent encore. » Et dans un autre sonnet Caroline s’excuse d’avoir osé entr’ouvrir « le sanctuaire profond » du cœur de Creuzer.

Si du moins elle l’avait entr’ouvert de vive force, le « sanctuaire » de ce cœur ! Si elle s’était spontanément imposée à l’amitié du philosophe ! C’est ce qu’elle-même, la pauvre fille, était assez disposée à croire. Dans un fragment de son recueil posthume, elle rappelle le jour bienheureux où son ami lui est apparu pour la première fois. « Je m’étais d’avance proposé, avoue-t-elle, de faire tout mon possible pour te plaire ; et dès lors je ne pouvais me résigner à te voir indifférent pour moi. » Mais sans doute Caroline se trompe, dans la fièvre de son amour ; et tous ceux-là, en tout cas, se sont trompés sur elle qui lui ont reproché d’avoir fait les premières avances. La vérité nous apparaît aujourd’hui, à ce sujet, manifeste et irréfutable : et c’est Creuzer lui-même qui nous l’apporte, dans ces lettres que son amour-propre de littérateur l’a empêché de détruire. Nous y voyons clairement, au contraire, que c’est lui qui a, le premier, poursuivi la jeune fille des déclarations les plus passionnées, que plus d’un an il l’a suppliée sur tous les tons de lui livrer son cœur, ou plutôt de se livrer toute à lui, car son cœur n’était qu’une partie de ce qu’il voulait avoir d’elle. Tous ces projets qu’on prête à Caroline, et auxquels on loue son ami de s’être refusé, le divorce, la fuite, le déguisement de la jeune fille sous un costume masculin, c’est Creuzer d’abord qui en a eu l’idée : et l’on n’imagine pas avec quelle insistance il en a réclamé la réalisation. Puis, peu à peu, la fatigue lui est venue : et sur le conseil de quelques théologiens ses collègues, il l’a fait savoir un beau jour à la jeune fille. Mais avant de la tuer il n’y a point de folies qu’il n’ait faites pour elle : sans compter cette suprême folie de conserver ses lettres, témoignage définitif de sa médiocrité intellectuelle et morale.

Il ne nous en a pas, à dire vrai, transmis la série tout à fait complète. Deux ou trois de ses lettres manquent, celles précisément qui datent de la période la plus orageuse de ses relations avec Caroline. Étaient-elles trop tendres ou déjà trop dures ? Ou simplement les a-t-il jugées d’une valeur poétique inférieure aux autres ? Elles n’auraient pu, du moins, nous rien apprendre sur lui que celles qu’il nous a conservées ne nous apprennent déjà. Nous connaissons désormais tout son rôle, dans cette tragi-comédie de ses amours avec Caroline de Gunderode : et il nous suffira de feuilleter la série de ses lettres pour que, du même coup, la tragi-comédie tout entière se déroule devant nos yeux.