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Cette écriture déguisée lui parut suspecte. Elle flaira quelque mystère, elle ouvrit le pli. Après s’être enfermée quelques instans dans sa chambre, elle sortit, en disant le sourire aux lèvres qu’elle allait se promener au bord du Rhin ; elle ne reparut pas. On la chercha toute la nuit, on la retrouva au matin sur la berge. Cet ange s’était percé le cœur d’un coup de poignard. »


Qu’avait-elle donc fait à Daub, à Creuzer lui-même, pour en être aussi impitoyablement traitée ? À Daub elle s’était ingénument ouverte de tous ses secrets, s’obstinant, malgré la froideur du théologien, à lui demander conseil et à le traiter en ami. Vainement Creuzer l’avait prévenue, dans ses lettres, de l’hostilité que Mme Daub, en particulier, témoignait contre elle. Elle espérait toujours, à force de franchise, reconquérir sa faveur et celle de son mari : et toujours à leur grossièreté elle répondait par de plus pressantes tendresses.

Quant à Creuzer, qui exigeait, on l’a vu, qu’elle fût immédiatement avertie de son intention de rompre avec elle, Caroline ne lui avait rien fait d’autre que de l’aimer avec une ardeur, une soumission, une fidélité infinies. Laid et ridicule comme il était, avec ses jambes trop courtes et sa figure toujours grimaçante, elle l’adorait vraiment à l’égal d’un Dieu. « Il a une âme sainte, la plus sainte qui soit, écrivait-elle à Daub pour se justifier de son amour : je ne puis souhaiter d’être plus parfaite qu’il ne l’est ; et de faire ce qui lui agrée, c’est pour moi désormais toute la vertu, tout le devoir, tout le droit. Cela seul me met la conscience en repos. Que si vous êtes décidément fâché contre moi, mon cher et excellent Daub, ne le faites pas payer, du moins, à notre ami ! Restez toujours bon pour lui ; personne n’est plus digne d’amitié ni d’amour. »

Ces lignes ne sont point, d’ailleurs, le seul témoignage qui nous reste de sa folle passion pour Creuzer. Celui-ci s’était chargé, quelque temps avant la rupture, de faire imprimer et publier un recueil de poèmes, en vers et en prose, que Caroline avait écrits sous son inspiration. Le recueil allait paraître, lorsque survint la catastrophe ; mais aussitôt Creuzer, sans en demander l’autorisation à personne, s’empressa de détruire épreuves et manuscrit : de telle sorte que longtemps on crut l’œuvre posthume de la jeune chanoinesse définitivement perdue. Elle ne l’était point cependant : une épreuve avait survécu, pieusement conservée dans une famille de Francfort, qui vient enfin de consentir à la laisser reproduire. Ce n’est d’un bout à l’autre qu’un chant de passion, ou plutôt un hymne respectueux et tondre, l’hommage d’un jeune cœur sur l’autel d’un dieu. En vers et en prose, sous des noms tour à tour grecs, indiens ou Scandinaves, Creuzer y est célébré comme un être surnaturel. « Lui seul, dit le sonnet prélimi-