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Chevrette », où Grimm et Mme d’Épinay font un ménage un peu morne, chez le baron d’Holbach, au Grandval, où il est étincelant les soirs qu’il ne s’est pas trop « crevé de mangeaille », ou encore à la cour de Catherine : « Je ne me tire pas de mes entretiens avec lui, écrivait l’impératrice de toutes les Russies, sans avoir les cuisses meurtries et toutes noires. « Que dit-il ? Ce n’est pas un mystère, et pour qu’on croie l’entendre il n’y a qu’à faire parler ses livres. L’unité y règne sous l’apparence des contradictions. Depuis la Religieuse, — seul pendant qu’il y ait à la Pucelle, — et depuis les Bijoux indiscrets, jusqu’au Supplément au voyage de Bougainville et à l’Entretien avec la Maréchale ***, en passant par la Lettre sur les aveugles, par Jacques le fataliste, par le Neveu de Rameau, par les Salons, c’est toujours la même chose. Mais Diderot a bénéficié du décousu de sa composition comme du débraillé de sa tenue. Le moyen de prendre tout à fait au sérieux un prédicateur qui mêle à tant d’emphase sentimentale et de déclamation vertueuse tant d’incongruités ? Donc écartons les gravelures, laissons les mots parmi lesquels il y en a trop de malpropres, et ne nous attachons qu’aux idées. Dans la campagne que mènent les philosophes, Diderot a son rôle nettement déterminé et qui lui appartient en propre. Tandis que Voltaire s’attaque à la religion et Rousseau a l’institution sociale, il est sans doute leur allié, mais il y a un autre point sur lequel il porte spécialement son effort : ce qu’il veut détruire, c’est la morale. Cette morale, ou ce qu’on appelle encore parmi nous de ce nom, quel ramas de sottises et quel tissu d’extravagances monstrueuses ! D’où vient qu’on ait attaché une sorte de honte aux fonctions de reproduction ? En quoi pudeur, retenue, décence, sont-elles des vertus ? Quoi de plus insensé que nos idées sur l’amour ? Quoi de plus révoltant que le mariage « qui viole la liberté du mâle et de la femelle en les enchaînant pour jamais l’un à l’autre » ? Dans l’infidélité, dans la séduction, dans l’inconduite, où est la faute ? Et qu’y a-t-il dans l’inceste qui blesse la nature ? Si encore toutes ces absurdités n’étaient qu’absurdes ! Mais elles sont dangereuses. La loi morale fait le malheur de l’homme. Parce qu’on s’est avisé d’attacher à certaines actions les idées de bien ou de mal, on se blâme, on s’accuse, on se suspecte, on se tyrannise. Non seulement la morale met l’homme au supplice, mais elle le déprave. Elle est la grande corruptrice. Elle crée le vol, la dissimulation et le mensonge ; elle est cause que le monde se compose, en proportion inégale, d’hypocrites, d’infortunés et d’imbéciles. C’est la morale qui est immorale. En fait, tout en elle est factice, arbitraire, conventionnel. Rien n’est réel que la jouissance immédiate. Il n’y a qu’un devoir au monde, c’est d’être heureux. Il n’y a qu’une définition du bonheur, c’est le plaisir. Chacun prend son plaisir où il le trouve. « Boire de bons vins, se gorger de mets délicats, avoir de jolies femmes, se reposer sur des lits bien mollets, excepté cela le reste n’est que vanité. » Le reste, ce sont