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Verlaine a semblé digne de recevoir un hommage solennel et d’être, avec l’assentiment des pouvoirs publics, proposé en exemple aux jeunes gens. A notre avis, c’est cela qui donne à réfléchir, et bien plutôt que dans la bordée méprisable des injures d’outre-tombe, c’est là qu’est le scandale. Si d’ailleurs il a été précédé de plusieurs autres qui ne choquent pas moins violemment le bon sens et la morale, nous n’en concluons pas que cela soit de nature à l’atténuer, mais au contraire c’est donc qu’il est grand temps d’ouvrir les yeux, d’élever la voix, et de dénoncer l’étendue et la gravité du mal.

Cette question des statues a beaucoup plus d’importance que nous n’avons coutume de lui en prêter. Nous en raillons volontiers entre lettrés. Certes, dans la facilité avec laquelle on décerne aujourd’hui les honneurs du bronze, dans la disproportion qui éclate entre les mérites de l’élu et la pompe des panégyriques, il y a quelque chose de plaisant, bien fait pour divertir l’ironie du philosophe et qui nous amuse aux heures où nous contemplons les choses de la terre du point de vue de Sirius, avec désintéressement. Pouvons-nous cependant pousser toujours si loin le désintéressement, que nous nous désintéressions du bon renom de notre pays, de l’avenir de notre société, de l’éducation de nos jeunes gens ? Or, c’est cela qui est en jeu. Une statue n’est pas seulement une parure pour nos places et la satisfaction posthume accordée à la vanité. Elle est tout autre chose. A ne consulter que le sens des mots, élever un « monument », c’est perpétuer un souvenir et protéger contre la mort l’idée qu’un homme a représentée pendant le cours de sa vie mortelle. On déclare que l’idée était bonne et qu’elle ne doit pas cesser de développer à travers le temps ses plus lointaines conséquences. Un enseignement s’en dégage, le plus efficace qui soit, l’enseignement concret, matériel et visible, exposé sans cesse aux regards de tous, et qui à tous les momens sollicite l’attention et s’impose à la réflexion. Cet enseignement ne s’adresse pas à l’élite, à ceux qui peuvent dominer les modes passagères, échapper aux engouemens, deviner les arrière-pensées. Il s’adresse à la foule. Les entrepreneurs de statues le savent bien, et c’est pourquoi ils laissent passer sans s’en émouvoir les épigrammes des délicats, qui s’émoussent sur la pierre et n’entament pas le métal. Ils savent que la leçon trouvera quelqu’un pour la recueillir. Ils ont confiance qu’elle s’en ira éveiller dans la masse obscure et anonyme l’élan de la sympathie et la vertu de l’imitation.

Voici un jeune homme tel que nous voudrions que fussent tous nos fils et tel que par bonheur il y en a plus d’un parmi eux. Son rêve se détourne des désirs médiocres et des calculs vulgaires. Ambitieux, il n’est ambitieux de rien autre chose que de gloire. Et si rude que doive être la route, il sent en lui la force de la suivre jusqu’au bout sans épuiser ses réserves d’énergie, d’enthousiasme et de renoncement.