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REVUE LITTÉRAIRE

LES STATUES DE PARIS

Paul Verlaine aura-t-il sa statue ? L’affaire était bien engagée et ne semblait pas devoir rencontrer d’opposition sérieuse, lorsqu’un incident est venu tout compromettre : la publication maladroite — d’autres disent trop habile — des Invectives. La légende s’était accréditée d’un Verlaine à l’âme innocente et pure comme une âme d’enfant : crûment la vérité apparaissait d’un Verlaine à l’ivresse méchante. Il y eut une brusque débandade. On avait eu des trésors d’indulgence pour certaines « irrégularités » un peu fortes de la conduite du poète ; mais il a mal parlé des confrères : c’est cela qui a fait scandale. La presse s’est émue. Il faudra laisser passer un peu de temps. Au surplus, les amis du pauvre Lélian ne se découragent pas. L’idée est lancée ; ils pensent que c’est l’essentiel. Nous le pensons avec eux. En effet, ce n’est pas le talent, quel qu’il soit, de l’écrivain qui est ici mis en cause, puisqu’il est question, non pas de réserver une place à ses vers dans les anthologies, mais de faire une place à son buste dans ce jardin du Luxembourg que fréquente encore la jeunesse. Mais en promenant dans le Paris d’aujourd’hui la parodie moyen-âgeuse des mœurs d’un Villon, Verlaine s’était composé, non sans application, une physionomie qui lui avait valu l’attendrissement des chroniqueurs et la curiosité des badauds : c’est cette image qu’il s’agit de fixer dans le bronze. Pour s’être placé en dehors de toute règle, avoir jeté le défi à l’opinion, tiré vanité de ses défaillances, étalé ses plaies avec une orgueilleuse humilité, traîné sa veulerie du café borgne à la prison, de la prison au confessionnal, du confessionnal à la brasserie mal famée, de la brasserie à l’hôpital, et pour avoir enfin donné une forme d’art aux suggestions de l’alcoolisme et au ressouvenir de vices innommables,