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spéculation, qui a sévi de 1886 à 1891, et dont on parle encore comme d’une sorte de temps fantastique. La seule colonie de Victoria, peuplée de 1 100 000 habitans, reçut pendant ces cinq années, outre 150 millions de francs apportés par des immigrans, 1 215 millions de capitaux anglais, dont 425 prêtés à son gouvernement. Le mouvement de son commerce extérieur révélait une situation tout à fait anormale pour un pays neuf : ses importations étaient en moyenne des deux tiers plus fortes que ses exportations. L’immigration considérable qui s’y portait se concentrait tout entière à Melbourne même, dont la population, entre les recensemens de 1881 et de 1891, s’accrut de 208 000 habitans, tandis que tout le reste de la colonie n’en gagnait que 7 0000, chiffre inférieur à l’excédent des naissances sur les décès et qui indique un dépeuplement des campagnes au profit de la grande ville. C’était là, en effet, qu’on pouvait faire fortune rapidement en spéculant sur les terrains : dès 1884, dans Collins-Street, la plus grande artère de Melbourne, un lot de terrain s’était vendu 22 000 francs le pied anglais (30 centimètres) de façade ; plus récemment, le prix atteignit 50 000 francs pour la même unité. Une maison contenant des bureaux fut vendue, — m’affirmait un des anciens locataires, — 1 000 000 francs en 1889 à une société immobilière, qui trouva dernièrement à grand’peine à s’en défaire pour 300 000. C’est à ces créations de sociétés immobilières de spéculation que furent surtout consacrées les énormes sommes placées à Victoria par les capitalistes anglais. La seule année 1888 vit se fonder à Melbourne 433 sociétés par actions, avec un capital de 360 millions réellement versés, dont 247 étaient des sociétés financières, chiefly connected with real estate, c’est-à-dire s’occupant surtout de terrains, dit la publication officielle the Victorian Year Book ; au contraire, 17 de ces 433 compagnies seulement avaient pour but le développement des ressources naturelles du pays, en dehors des mines. Cette année 1888 marqua le point culminant de la période de spéculation : les opérations du clearing house de Melbourne portèrent alors sur 8 milliards 200 millions : trois ans auparavant, en 1885, elles n’avaient été que de 4 milliards 200 millions.

Ces excès ne contribuaient en rien au développement réel du pays, et une crise financière devait inévitablement les suivre. Ce qui l’aggrava, ce qui produisit en 1893 la catastrophe des banques australiennes, ce fut la forme particulière sous laquelle l’argent anglais était placé en Australie. Au lieu de s’associer directement entre eux pour constituer des compagnies opérant dans les colonies, la plupart des capitalistes du Royaume-Uni avaient