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enfans abîment dans la nursery ont été faits en Allemagne, et toutes les apparences sont pour que le papier de votre journal favori (un journal patriote) ait la même provenance. Parcourez votre maison du haut en bas, et vous rencontrerez à chaque pas l’étiquette fatale, depuis le piano du salon jusqu’au pot à bière de la cuisine, en dépit de son inscription anglaise. Descendez dans les entrailles de votre maison, et vous constaterez que vos drains ont été faits en Allemagne. Vous ramassez le papier qui enveloppait un paquet de livres, et lui aussi a été fait en Allemagne. Vous le jetez au feu : le tisonnier que vous tenez à la main a été forgé en Allemagne. En vous relevant, vous cassez un bibelot sur la cheminée : vous ramassez les morceaux, et vous lisez sur ce qui formait le dessous : « Fait en Allemagne. » Et vous notez vos tristes réflexions avec un crayon fait en Allemagne. À minuit, votre femme rentre du théâtre. Elle a entendu un opéra fait en Allemagne, exécuté ici par des chanteurs, des musiciens et un chef d’orchestre faits en Allemagne, avec l’aide d’instrumens et de cahiers de musique faits en Allemagne. Vous allez vous coucher, et vos regards irrités tombent sur le verset de l’Écriture apposé à la muraille ; il est orné de la vue d’une église de village anglaise, mais il a été imprimé en Allemagne. Pour peu que vous ayez de l’imagination et un mauvais estomac, vous rêvez, à peine endormi, que saint Pierre (dont l’auréole et les clefs portent la bonne marque de fabrique, l’allemande) refuse de vous recevoir au Paradis, parce que vous n’avez pas le Sceau de la Bête sur le front, et que vous n’avez pas été fait en Allemagne. Vous vous consolez en pensant qu’après tout, ce Paradis-là n’était qu’une brasserie ; et vous êtes réveillé au matin par les cuivres sonores d’une musique allemande. »

Le tableau est peint de verve et ne laisse pas d’être saisissant ; mais les gens qui ne sont pas dans les affaires se contentent de sourire, et les autres, ceux qui ne croient qu’aux chiffres, haussent dédaigneusement les épaules, car ce sont des mots, rien que des mots.

Qu’à cela ne tienne. M. Williams va les combler de chiffres, empruntés aux statistiques officielles. Il leur prouvera par des tables que « les progrès merveilleux de l’Angleterre », dont la pensée continue à remplir d’orgueil les cœurs britanniques, sont de l’histoire ancienne. Un déclin régulier leur a succédé, et c’est l’Allemagne qui fait maintenant des « progrès merveilleux ». À la vérité, les affaires se relèvent, en ce moment même, dans la Grande-Bretagne ; mais qu’est-ce que cela signifie, si elles se relèvent encore bien davantage chez sa rivale ? Il est vrai aussi que