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autres empruntées, je ne dirai pas aux anciens, — Aristote n’a plus rien à voir dans l’affaire, — mais aux impressions antiques recueillies en Italie. Naturiste à tant d’autres égards, observateur attentif de pierres et de plantes, défenseur d’une morale qui rompait hardiment avec les conventions établies, il semblait, comme poète, vouer un culte exclusif aux artifices de l’art : et c’est justement dans Tasse que nous pouvons saisir, si j’ose dire, le secret de sa pensée intime, la clef de ce qu’il était, à ce moment-là, comme homme et comme artiste. La beauté plastique, qui n’existe que dans la sérénité, était devenue à ses yeux l’essentielle beauté. Il se proposa donc de l’introduire dans la poésie, en oubliant qu’entre l’art et la poésie il y aura toujours la différence irréductible de leurs matières premières, celui-là ayant à reproduire, par le bronze ou le marbre, des formes visibles et sensibles, celle-ci ne pouvant que pétrir de la vie dans l’immatérialité des mots et des rythmes. D’autre part, sa doctrine était qu’entre la poésie et la vie, il doit exister une juste harmonie, qu’on ne saurait rompre sans préjudice pour les deux : il s’efforça donc de régler sa vie d’après les mêmes principes qui gouvernaient son esthétique. Il sacrifia les sentimens qui troublaient la paix limpide de son âme, il ne voulut plus d’autres passions que celles qui pourraient réjouir ses sens sans menaces pour sa sérénité ; — et, persuadé de l’excellence de cette nouvelle manière d’être, il choisit, pour la célébrer, l’histoire de Torquato Tasso. Il en fit l’expression la plus haute de l’espèce de programme esthétique qui devenait sa religion, mais aussi la moins vraie de ses œuvres et la moins humaine. « Le vrai Tasse était un grand poète, dit M. Kuno Fischer ; le Tasse de Gœthe en est un plus grand encore. » Corrigeons, s’il vous plaît, ce jugement, qui, avec une modification légère, nous fournira notre conclusion. Le vrai Tasse, né dans une époque peu propice, gêné par son milieu, en butte à des soupçons dangereux, fut cependant un grand poète, mais déjà un poète artificiel ; le Tasse de Gœthe, produit d’une imagination pliée à certains partis pris par une intelligence despotique, demeure un grand poète, mais plus artificiel encore. Peut-être l’œuvre qu’il a inspirée restera-t-elle longtemps l’œuvre préférée des métaphysiciens comme M. Kuno Fischer ; les simples hommes, comme vous et moi, auront une peine croissante à y goûter quelque plaisir.


EDOUARD ROD.