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jamais plus passionnées. En tout cas, elles apparaissent ici ramenées à un pur commerce d’âme à âme, et les points de contact sont frappans : « Ah ! chère Lotte, écrivait Gœthe à son amie, le 27 février 1787, — et l’on ne sait si l’allusion porte sur la séparation du moment ou sur tout leur amour, — tu ne sais pas quelle violence je me suis faite et me fais, et qu’au fond la pensée de ne pas te posséder, de quelque façon que je la prenne, me tourmente et me dévore. » C’est bien là, presque exacte, la nuance des regrets qu’exprime Tasse, dans l’entretien suprême où il laisse éclater son cœur, en employant le mot même qu’il appliquait de préférence à la seconde Charlotte : « Tu es toujours celle qui m’apparut, dès le premier moment, comme un ange sacré… Est-ce un délire qui m’entraîne vers toi ? Est-ce une frénésie, ou un sens plus relevé qui saisit, pour la première fois, la plus haute, la plus pure vérité ? Oui, c’est le sentiment qui seul peut me rendre heureux sur cette terre ; qui seul m’a laissé misérable quand je lui résistais et voulais le bannir de mon cœur. Cette passion, je songeais à la combattre, je luttais, et je luttais contre le fond de mon être : je détruisais ma propre nature, à laquelle tu appartins si complètement. » Dans les transports où Tasse se laisse entraîner ensuite, d’aucuns ont voulu voir une revanche des sens violentés contre un amour incomplet, un réquisitoire contre l’amour platonique, ou même un plaidoyer du poète pour son amie du jour contre celle de la veille, pour Christiane contre Charlotte, une espèce de justification des ardeurs des Elégies romaines. Les bons argumens ne manquent point à l’appui d’une telle thèse : on rappelle que, pendant les années qui précèdent son voyage, Gœthe se réclamait volontiers des doctrines d’un naturisme presque intransigeant, et qu’athée déjà en partant pour l’Italie, il en était revenu païen. Il ne faut cependant pas pousser trop loin l’exégèse. Les œuvres des poètes n’ont pas toujours les dessous compliqués que leur prêtent les commentateurs. Aussi, tout en reconnaissant en Tasse une œuvre en grande partie personnelle, dont on peut même accepter certains fragmens comme des pages de confession, vaut-il mieux résister à la tentation d’y chercher des données trop précises sur la vie de Gœthe et sur son âme. Nous ne saurons jamais exactement ce qu’il y a mis de lui-même, comme aussi nous ignorerons toujours quelle part de son œuvre revient à l’inconscience de l’artiste, et quelle aux calculs de l’habile homme, soucieux de composer son attitude. Le secret de tels amalgames, c’est celui même du génie, qui ne le livre pas.