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cesse, l’autre ne veut qu’agir ; de celui-ci, le « cœur demeure inébranlable sur le flot inconstant de la vie » ; de celui-là, il flotte au gré de tous les vents et de toutes les vagues. Aussi se heurtent-ils comme des élémens contraires ; de leurs lèvres jaillissent naturellement les paroles qui se contredisent ; entre eux, la querelle éclate d’elle-même, au premier incident. Et pourtant ils se confondent, ils cohabitent dans la même âme, ils ne sont qu’un seul et même être. Aussi se réconcilient-ils à la fin ; l’harmonie se rétablit entre eux, comme elle s’était rétablie en Gœthe au moment où il prit la résolution de quitter Weimar pour rendre au poète sa part de droits.

Vous voyez tout ce qu’il y a de personnel dans cette œuvre aux allures si calmes, d’une ordonnance si tranquille, dans cette œuvre d’apaisement et de sérénité. Au fond, elle est une confession, au même titre que Werther, mais en serrant de plus près l’intime vérité. Si l’on veut savoir comment Goethe concevait sa propre image, c’est ici qu’on pourra l’apprendre, en regardant, pour ainsi dire, Tasse et Antonio dans l’être unique qui a été leur seul modèle.

On ne saurait méconnaître que cette image est fort belle. A eux deux, ces deux hommes possèdent une âme commune capable de réfléchir l’univers, et le contraste qu’ils forment embrasse toute la vie. Nous ne pourrions imaginer aucune idée qui ne trouvât en l’un ou en l’autre l’espace de s’épanouir, aucun sentiment dont l’un ou l’autre ne pourrait être la haute expression, aucun acte que l’un ou l’autre ne pourrait accomplir. Les répliques qu’ils échangent, les reproches même qu’ils s’adressent, ce sont de profondes paroles, au sens lointain, qui traduisent avec une puissance symbolique le désaccord flagrant du rêve et de l’action, et, — malgré l’optimisme de parti pris répandu sur l’œuvre comme un sable d’or, — la douleur qui résulte de leurs perpétuels malentendus. Gœthe dut éprouver un bien vif mouvement de joie le jour où, dans le livre de Serassi, il découvrit ce personnage d’Antonio Montecatino, presque oublié de l’histoire, dont il s’empara, qu’il fit sien, qui seul lui permit de développer toute sa pensée, de traiter tout son sujet, d’étaler toute son apologie : sans Antonio, sa pièce fût probablement demeurée un fragment inachevé, comme son Prométhée ; au plus, elle serait devenue une rapsodie lyrique ennuyeuse et de saveur fade ; Antonio l’a relevée, il en est le sel savoureux et salutaire.

En même temps qu’il peignait son portrait embelli, Gœthe était amené à peindre aussi les figures qui, dans la vie, accompagnaient la sienne. Il les a bien traitées : elles bénéficient toutes de la volonté qu’il avait de ne voir et de ne rencontrer que des