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Belriguardo. Pas une allusion ne rappelle les tragédies dont la cour de Ferrare était d’habitude le théâtre. Les milieux ne sont pas même esquissés où de graves figures, auxquelles le caprice du poète a donné des noms historiques, glissent dans un éther subtil, en débitant de sages maximes et de nobles pensées qu’enchaîne le fil ténu de l’action.

Cette action est tout entière dans l’analyse des souffrances morales de Tasse, — non point telles qu’elles furent dans la réalité historique, mais telles que Gœthe se plaît à se les figurer.

Au début, dans un jardin « orné de bustes de poètes épiques », parmi lesquels ceux de Virgile et d’Arioste occupent biplace d’honneur, les deux Éléonore (la princesse d’Este et la comtesse de Scandiano) s’amusent à le couronner et s’entretiennent du poète qu’elles admirent l’une et l’autre et qu’elles aiment toutes deux. Le portrait qu’en trace leur enthousiasme répond d’ailleurs beaucoup mieux à l’idée que Gœthe se faisait de lui-même qu’à celle que nous avons de son héros : « Son œil s’arrête à peine sur cette terre, dit Eléonore ; son oreille saisit l’harmonie de la nature ; ce que fournit l’histoire, ce que présente la vie, son cœur le recueille aussitôt avec empressement ; son génie rassemble ce qui est au loin dispersé, et son sentiment anime les choses inanimées. Souvent il ennoblit ce qui nous paraissait vulgaire, et ce qu’on estime s’anéantit devant lui. » Et la princesse renchérit en réclamant sa place dans un coin du tableau : « Mais la réalité me semble aussi l’attirer et le retenir puissamment. Les beaux vers que nous trouvons parfois attachés à un arbre, et qui, semblables aux pommes d’or, nous représentent, avec ses parfums, un nouveau jardin des Hespérides, ne les reconnais-tu pas tous pour les fruits gracieux d’un véritable amour ? » Les allures inquiètes et douloureuses du cher poète les préoccupent : aussi s’efforcent-elles de bien disposer en sa faveur le duc Alphonse. Le duc est très bienveillant ; et, quand le poète lui apporte le manuscrit depuis si longtemps attendu de son œuvre capitale, il invite sa sœur à poser sur son front la couronne même dont elle venait d’orner le buste de Virgile. Cette faveur remplit Tasse de la joie la plus pure. Mais sa joie est gâtée par l’arrivée d’Antonio Montecatino, qui vient de rendre des services à l’État, que le duc, pense-t-il, lui préfère, que la princesse aimera bientôt autant que lui, et qui d’ailleurs, étant homme positif, rafraîchit son enthousiasme par des propos de sagesse pratique, un peu pédans. Et en effet, Antonio devient la cause des malheurs qui fondent sur le poète : non pas qu’il cherche à lui nuire, ou qu’il le haïsse ; mais il y a entre ces deux hommes l’antipathie irréductible qui sépare les âmes d’essence différente, et le poète, incliné à la mélancolie, s’excite à mille tourmens sur cet étranger