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Elégies romaines, nous le voyons, en effet, achever de publier coup sûr coup quelques-unes des œuvres qu’il mûrissait depuis si longtemps. Iphigénie avait paru, dans sa version poétique et définitive, en 1787 ; Egmont parut l’année suivante ; Tasse, commencé depuis 1780, fut achevé en 1789 et publié en 1790 ; la version en prose de la Métamorphose des plantes est de la même année.


III

Une seule de ces œuvres nous arrêtera : celle dans laquelle Goethe, de son propre aveu, a mis le plus de lui-même, celle qui, à l’en croire, est au même titre que Werther une page de sa biographie. Vous me demandez quelle idée j’ai voulu exposer dans ce drame, disait-il un jour à ses amis ; « est-ce que je le sais ? J’avais la vie de Tasse, j’avais ma propre vie ; en mêlant les différens traits de ces deux figures si étranges, je vis naître l’image de Tasse, et, comme contraste, je plaçai en face de lui Antonio, pour lequel les modèles ne me manquaient pas non plus. La cour, les situations, les relations, l’amour, tout était à Weimar- comme à Ferrare, et je peux dire justement de ma peinture : elle est l’os de mes os et la chair de ma chair[1]. »

« Tout était à Weimar comme à Ferrure », voilà une affirmation qui paraîtra pour le moins aussi étrange que le mélange des deux figures de l’auteur et du modèle. Aujourd’hui, muni des renseignemens que nous possédons, Gœthe ne pourrait plus parler ainsi : il aurait lu le beau livre de M. Victor Cherbuliez, le Prince Vitale, évocation si pittoresque à la fois et si divinatrice de ce que furent en réalité l’âme et la vie du poète de la Jérusalem ; il aurait compulsé les innombrables travaux de la critique italienne, entre autres ceux de M. Angelo Solerti, qui modifient singulièrement la légende de la cour de Ferrare[2] ; il aurait lu les curieux Discours d’Annibale Romei, gentilhomme ferrarais, que nous a fait connaître le même M. Solerti : après quoi, Alphonse d’Esté, ses deux sœurs Eléonore et Lucrèce, la comtesse de Scandiano et Antonio Montecatino lui-même, lui auraient apparu sous un jour tout différent. Mais en son temps, il ne pouvait rien savoir de tout cela : dans la légende de Tasse, telle qu’il pouvait la connaître, il y avait place encore pour cette « Fantaisie » en laquelle il se plaisait à saluer sa déesse. Il conçut et commença son œuvre en 1780. À ce moment-là, sa seule source était la biographie du marquis Manso, ami fidèle, mais historiographe

  1. Conversations avec Eckermann.
  2. Ferrara e la corte estense. Città de Castello.