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d’une main diligente, chaque jour avec un nouveau plaisir. Mais, pendant les nuits, Amour m’occupe autrement ; si je ne suis instruit qu’à demi, je suis doublement heureux. Et est-ce que je ne m’instruis pas, en observant les formes d’un beau sein, en promenant ma main sur les hanches ? Alors seulement je comprends bien le marbre ; je réfléchis et je compare, je vois avec des yeux qui sentent, je sens avec une main voyante. Si la bien-aimée me vole quelques heures du jour, elle me donne en dédommagement les heures de la nuit. Pourtant, on ne s’embrasse pas toujours, on cause raisonnablement ; si le sommeil la surprend, je pense beaucoup, à côté d’elle. Souvent même, j’ai poétisé dans ses bras, et, d’une main musicale, j’ai compté sur ses épaules la mesure de l’hexamètre. Elle respire dans son aimable sommeil, et son haleine m’enflamme jusqu’au fond du cœur. Cependant, Amour entretient la lampe, et songe au temps où il remplissait le même office pour ses triumvirs. »

Quelques nuages glissaient dans cet Olympe : le principal, une fois passé l’orage qu’on pouvait craindre des ressentimens de Mme de Stein, ce furent les rumeurs publiques, les jugemens sévères, la tyrannie du qu’en-dira-t-on, car « la Renommée, je le sais, est en guerre avec l’Amour ». Mais ces difficultés mêmes devaient s’arranger. Peu à peu, en effet, on acceptait la liaison de Gœthe avec Christiane, comme un fait accompli qu’on ne pouvait changer, Mme Herder, qui d’abord avait pris assez vivement le parti de Mme de Stein, ne s’offusquait plus ; Herder, que ses fonctions de Generalsuperintendent auraient pu rendre plus rigoureux, se prêtait aux confidences de son ami ; « Frau Rath » elle-même prodiguait, en parlant à sa pseudo belle-fille, les diminutifs caressans et intraduisibles, l’appelant mein Liebchen ou mein Bettschatz ; la duchesse-mère était, d’instinct, indulgente à ces choses-là ; quant à la duchesse Louise, elle était trop effacée pour qu’on s’inquiétât beaucoup de sa désapprobation. Christiane devint mère, et cela acheva d’arranger tout : son fils fut baptisé, deux jours après sa naissance, Jules-Auguste-Werther, par le Generalsuperintendent Herder en personne, avec le duc pour parrain. Après cela, les dames de Weimar encore récalcitrantes se trouvaient désarmées.

Il faut le dire à l’éloge de la petite fleuriste Christiane Vulpius : elle rendit Gœthe parfaitement heureux, porta dignement le nom qu’il lui donna plus tard, et fut une mère excellente. Et, fait singulier, tandis que, pendant toute la durée de sa liaison intellectuelle avec Mme de Stein, Gœthe avait été comme frappé de stérilité, il retrouva, dans la paix de sa vie plus retirée et plus normale, toute sa puissance de production, tout son génie : sans abandonner ses travaux scientifiques, et tout en composant ses