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On a souvent raconté ce voyage fameux[1], dont le détail nous entraînerait trop loin. Le fait est que Gœthe en revint transformé.

A son retour, il retrouva la cour telle qu’il l’avait laissée, marquée encore de son empreinte, modelée d’après son génie, selon l’expression de Schiller, qui y avait fait une première apparition dans l’été de 1787. On l’attendait en l’adorant, en l’admirant, en tuant le temps comme on pouvait : la politique du duché, dirigée par le conseiller privé Schmidt et par le duc en personne qui y prenait un intérêt croissant, marchait fort bien sans lui ; quant à la vie sociale, elle ne fut troublée par aucun incident, sinon que la duchesse-mère voulut apprendre le grec et l’italien. Il se fit attendre près de deux ans, et, dès son retour, il changea, selon son expression d’autrefois, la « base » de la « pyramide de son existence ». Son premier acte fut de se démettre de ses fonctions officielles : « Je puis bien le dire, écrivait-il à Charles-Auguste pour justifier sa démission, pendant cette solitude d’une année et demie, je me suis retrouvé moi-même ; mais comme quoi ? Comme artiste ! » Le bienveillant monarque accepta la démission, en laissant au ministre libéré son titre de conseiller privé et son traitement annuel de 1 800 thalers ; et Gœthe demeura ce qu’il était auparavant, le second personnage du duché — ou peut-être même le premier.

Il devait introduire dans sa vie privée un changement plus important encore.

Son absence n’avait point interrompu sa correspondance avec Mme de Stein. A vrai dire, ses lettres étaient moins abondantes qu’autrefois, mais elles restaient affectueuses et, de-ci de-là, par bonds, presque encore passionnées. Il assurait l’ancienne amie de son amour, de son souvenir, de sa fidélité, sans que ces assurances l’empêchassent d’ailleurs, comme on sait, de cueillir sur sa route quelque distraction agréable. Soit que ces distractions l’eussent entraîné trop loin de son amie pour qu’il pût revenir à elle : soit que son commerce avec le monde antique eût éveillé en lui une sensualité qui ne s’accommodait plus du platonisme plus ou moins certain de leur liaison ; soit qu’au retour Charlotte, vieillie et souffrante, ne lui parût plus la même ou contrastât par trop vivement avec les statues dont il venait d’admirer les formes magnifiques et saines, il se mit en devoir, presque dès l’arrivée, de rompre sans éclat les chaînes dont il avait, en tant de vers et de prose, proclamé l’éternité. Des temps nouveaux commençaient

  1. Voir entre autres H. Grimm, Gœthe in Italien (Berlin, 1861), et, en français, l’excellente étude de M. Théophile Cart, Gœthe en Italie (Paris, 1881).