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cette époque, entre autres la petite pièce intitulée : Les bons vivans de Weimar, que nous avons citée ailleurs[1]. Mais surtout, parcourez le journal où Gœthe notait chaque soir l’emploi de sa journée. Vous y verrez que l’important pour lui paraît être de savoir exactement chez qui il a dîné ou soupe, s’il a chassé, dansé ou tiré aux oiseaux. Jamais snob initié soudain aux mystères de la vie élégante et sportive ne s’y adonna plus complètement, avec une joie plus entière. « C’est là, note avec empressement — et non sans quelque apparence de fondement — M. Baumgartner, une des raisons pour lesquelles Gœthe plaît tant à tous les philistins et à tous les blasés de notre XIXe siècle : ils sentent qu’il est un des leurs. »

Tâchons d’entrer de plus près dans le détail de cette existence.

Partout où Gœthe avait passé jusqu’alors, il avait formé quelque liaison nouvelle : l’amour était indispensable à sa vie ; mais il le concevait, semble-t-il, comme dépendant des lieux où il naissait, et complétant leur harmonie. Dès son arrivée à Weimar, il trouva ce qu’il lui fallait, en la personne de Mme de Stein : charmante sans être belle, de caractère agréable et facile, intelligente, délicate, de santé chétive, un peu romanesque, très sentimentale, Charlotte de Stein rappelait par plus d’un trait les douces figures raisonnables, tendres, dévouées, de Frédérique Brion et de Charlotte Buff. Fille du maréchal de la cour de Schardt et d’une Écossaise, elle était née en 1742 : au moment où Gœthe arriva à Weimar, elle était de sept ans son aînée, et mère de sept enfans. Gœthe la connaissait déjà : à Strasbourg, il avait remarqué sa « silhouette » dans la collection d’un physionomiste adepte de Lavater, le docteur Zimmermann ; et il avait écrit au-dessous : « Ce serait un divin spectacle d’observer comment le monde se réfléchit dans cette Ame. Elle voit le monde tel qu’il est, et cependant à travers le médium de l’amour. La douceur est l’impression générale. » Son impression, à lui, avait été si vive, que de trois nuits il n’en dormit pas. On comprend donc qu’il eût hâte de connaître une personne dont l’image rudimentaire lui plaisait à un tel point ; de son côté, Mme de Stein n’était pas moins curieuse de le rencontrer, un officier lui ayant raconté l’anecdote. Ils se virent, et, dès le 3 janvier 1776, Gœthe commença avec elle un commerce de correspondance amoureuse, qui devait devenir bientôt sa préoccupation principale. Pendant de longues années, il lui a écrit presque tous les jours, parfois plusieurs fois par jour, de courts billets insignifians ou des lettres plus longues, exprimant

  1. Voir, dans la Revue du 1er juillet, l’article sur les Mémoires.