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des poètes français ou imités du français, on donnait des « redoutes » qui tâchaient de rappeler les fêtes de Versailles : de très loin, cela va sans dire, car les ressources étaient bornées : les comptes de la duchesse, de 1775 à 1776, accusent 30 783 thalers 16 groschen de revenu, et 28 982 thalers 21 groschen de dépenses : budget assez modeste pour entretenir une cour de vingt-deux personnes, dont la grande-maîtresse, Mme de Puttbus, touchait un traitement de 1 200 thalers.

Des deux jeunes princes, le cadet, Constantin, d’âme inquiéte, de cœur sensible, était destiné à de romanesques et douloureuses aventures. L’aîné, Charles-Auguste, était intelligent, ardent, plein de vie. Imbu des théories de Rousseau, il invoquait volontiers la « nature », dont il se préparait à jouir, non sans quelque affectation, sur les bords de l’Ilm. Rempli de bonnes intentions, il rêvait que son avènement inaugurât, dans son duché minuscule, une ère nouvelle de prospérité, de plaisirs, de beaux-arts et de belles-lettres. Peu de semaines après avoir pris la direction des affaires, il épousa la princesse Louise de Hesse-Darmstadt : personne pieuse, sérieuse, effacée, qui ne devait point porter ombrage à sa brillante belle-mère, et que son caractère prédestinait aux chagrins domestiques.

Autour de ces hauts personnages, gravitait le petit monde des ministres, des chambellans, des dames de cour, des courtisans, des lettrés appelés à la résidence. Il y avait, parmi le monde féminin, la belle comtesse Werthern, que Goethe a mise en scène dans Tasse et dans Wilhelm Meister ; la spirituelle Mlle de Göchhausen, surnommée Thusnelda, qui prêtait à la plaisanterie et savait la comprendre ; les deux demoiselles von Ilten, dont l’une devait inspirer au prince Constantin la passion contrariée qui fit le malheur de sa vie ; enfin, la femme du grand-écuyer, Mme Charlotte de Stein, que nous retrouverons tout à l’heure.

Parmi les hommes, il faut citer, à côté de Wieland, en partie absorbé par le souci de sa nombreuse famille, le capitaine prussien Knebel, chargé jusqu’alors de l’instruction militaire des jeunes princes ; le professeur Musäus, auteur du Grandison allemand, qui avait renoncé au roman sentimental pour recueillir de précieux récits populaires ; Bertuch, qui traduisait Don Quichotte ; le peintre Kraus, élève de Greuze et de Bouclier ; le ministre Fritzsch, président du Conseil, homme de confiance de la duchesse-mère, dont l’astre allait bientôt pâlir, etc. Voilà de bons élémens pour attirer à Weimar des visiteurs, illustres ou du moins célèbres, et pour faire de la modeste résidence un centre agréable.