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satiriques de Notre-Dame troublent-ils la piété, depuis huit cents ans qu’elle prie et médite à côté d’eux ? Imaginez, cependant, une affiche qui reproduirait sur un mur, avec la brutalité de sa couleur, l’équivalent de ces images, et figurez-vous le scandale ! Les moindres légèretés prennent plus de valeur dans le coloriage de l’affiche, que les scènes de bas-reliefs les plus grossières dans l’ordonnance et la pierre du monument. Les images les plus lubriques se perdent et s’épurent dans la puissance générale de l’édifice, et n’en dérangent pas plus la majesté que les grouillemens de crabes et de poulpes ne dérangent celle de la mer. La silhouette d’une belle ligne de pierre est si noble qu’elle transfigure tout dans sa noblesse, et le placard mural, au contraire, est si bien la langue naturelle des excitations inférieures, que les plus faibles audaces, les ambiguïtés les plus vagues, y produisent tout de suite d’extraordinaires effets d’ébranlement. La ligne est le dernier mot de l’âme, la couleur celui de la sensualité, et cette pensée d’Eugène Delacroix, le peintre du « balai ivre », vous revient ici d’elle-même à la mémoire : « L’architecture est l’idéal même ; tout est idéalisé par l’homme. La ligne droite elle-même est de son invention, car elle n’est nulle part dans la nature. »

Et l’affiche ? D’où vient-elle ? Où la retrouve-t-on ? Elle ne relève même pas de la nature ; tout y est pris dans la dépravation.


VI

Singulier état d’imagination, et singulière atmosphère morale, que ceux où nous maintient ainsi l’affiche ! La foule, avec elle, et ceux-là mêmes, ceux-là surtout, dont les impressions sont les plus vives, la femme, l’enfant, la jeune fille, demeurent dans une continuelle vision de café-concert et de jardin de nuit. De même que l’homme de mer et l’homme des champs, tout en devenant insensibles au pittoresque de leurs milieux, n’en reçoivent pas moins une certaine façon de penser et d’être, de même l’habitant des grandes villes finit, tout en s’en blasant, par prendre pour âme quelque chose de ces éternelles images de prostitution et de chahut. L’habitant de Paris porte en lui comme un perpétuel « Moulin Rouge » intérieur. Quels que soient l’endroit ou la circonstance où nous puissions nous trouver, nous avons toujours un peu de la poussière des Folies-Bergère à nos semelles, comme les Persans ont toujours un peu du sol de la Perse dans leurs chaussures. Etudiez bien les gens du peuple, les mondains, les mondaines, les bourgeois, les artistes, les commerçans, et vous remarquerez chez tous, avec la différence que comportera leur