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respecte le roi… » Elle nous chuchote : « Amuse-toi, soigne-toi, nourris-toi, va au théâtre, au bal, au concert, danse, lis des romans, bois de bonne bière, achète de bon bouillon, fume de bons cigares, mange de bon chocolat, fais ton carnaval, tiens-toi frais, beau, fort, dispos, plais aux femmes, teins-toi, peigne-toi, purge-toi, parfume-toi, veille à ton linge, à tes habits, à tes dents, à tes mains, et prends des pastilles, si tu t’enrhumes ! » N’est-ce pas ce que l’affiche d’art, du haut en bas des murs, et des vitres de tous les kiosques, nous répète sur tous les tons, par tous ses bariolages, toutes ses fantasmagories, et toutes ses Renommées à chignons jaunes qui distribuent leurs œillades en embouchant leurs trompettes ? Et n’est-ce pas là, en effet, l’art naturel et logique d’une époque d’individualisme et d’égoïsme à outrance ? N’est-ce pas bien là le monument moderne, le château de papier, la cathédrale de sensualité, où tout ce que nous avons en nous de culture et d’esthétique ne trouve plus à s’employer que dans l’exaltation du bien-être et le chatouillement des instincts ? Les architectes peuvent encore construire des églises, comme les professeurs de rhétorique peuvent encore faire des vers latins ! Ils composent, les uns et les autres, dans des langues mortes, et la véritable architecture, aujourd’hui, celle qui pousse de la vie ambiante et palpitante, c’est l’affiche, le pullulement de couleurs sous lequel disparaît le monument de pierre, comme les ruines sous la nature fourmillante ; c’est l’édifice, instable, démoli tous les soirs, et reconstruit tous les matins, d’images voyantes et changeantes qui agacent et interpellent le passant, le flattent, le provoquent, lui rient, l’entraînent et le racolent.

Et ce triomphe du papier sur la pierre est si évident et si normal, que les architectes eux-mêmes, dans les gares de chemin de fer, les magasins, les hôtels, les théâtres et les expositions, ne font plus guère que de l’affiche. Ils font de l’affiche en pierre, en fer, en stuc, en plâtre, en marbre, mais de l’affiche. La Tour Eiffel ? Affiche ! Immense et colossale réclame de la serrurerie ! Et les dômes, les façades, les verrières, les galeries, les pavillons des expositions universelles ? Affiches ! Monstrueuses et somptueuses affiches ! Ce sont les mêmes bariolages, les mêmes violences fantasques, les mêmes effets de cauchemars folâtres et multicolores, aboutissant aux mêmes excitations à boire, à manger, à aimer, à danser, à se divertir, à se parer, à s’habiller, et à se déshabiller ! Et c’est aussi la même destinée d’un jour ! Nous en sommes arrivés à construire et à démolir nos palais, comme nous collons et comme nous enlevons nos affiches. L’âme moderne est si bien dans la mobilité et le caprice, que la pierre et