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comme dans les extraordinaires silhouettes dansantes de Dudley Hardy, blanches sur fond rouge ou rouges sur fond blanc, la femme de Greiffenhagen, également brossée par à-plats aveuglans, et surtout les sommaires et mystifiantes indications des frères Beggarstaff, jetées sur d’immenses feuilles de papier d’emballage, où ils en sont arrivés à ne plus dessiner leurs visions qu’avec des lacunes, qui demeurent pourtant des visions.

En Amérique, plus encore qu’en Angleterre, l’affiche tapageuse et racolante sévit et pullule, mais là aussi, comme ailleurs, inspire des artistes. Citons surtout Bradley, dont le Salon des Cent, l’an dernier, nous a révélé sept jolies compositions exécutées pour une petite revue bimensuelle de Chicago, le Chap-Book ; Will Carqueville, attaché au Lippincott’s de Philadelphie ; Penfield, Woodbury, Rhead et Warton Edwards. Les fonds gris tendre ou roses, les images blanches ou vert pâle, les femmes en cheveux jaunes sur les horizons bleu clair, les grandes (leurs mystiques, les forêts symboliques, avec on ne sait quoi du moyen âge corrigé par on ne sait quoi de japonais, on retrouve un peu de tout cela, si indigeste que semble le mélange, dans beaucoup d’affiches américaines. Quelques-unes, comme celles de Penfield, de Bradley, de Carqueville, ont de la sveltesse ou de la drôlerie, et parfois une vraie maîtrise. D’autres vous rappellent en même temps les vignettes des vieux missels et celles des boîtes de cigares. Et la Belgique, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne ont aussi leur « affiche d’art ». Le placard belge est particulièrement artistique, avec les Rassenfosse, les Léon Dardenne, les Fabry, les de Feure, mais tire trop quelquefois sur le vitrail et la céramique. En Autriche, selon le mot de M. Uzanne, l’affiche est « molle et rondouillarde » ; en Suisse, « raide et guindée » ; en Italie, « criarde », avec des débauches d’ « indigos » et de « rouges solférino ». En Espagne, elle a des « tonalités d’omelette aux oranges ».

Ce qu’il y a de frappant dans les affiches de tous ces pays, c’est combien elles en marquent vraiment les frontières et comme elles en expriment bien les différences d’esprit, d’état social et de climat. Entre l’affiche anglaise et l’affiche française, malgré toutes les analogies et tous les échanges de procédés qui les rapprochent, on sent deux races. L’affiche française, légère, subtile, a des finesses, des sous-entendus, des miroitemens voilés ; celle de Chéret, notamment, est toute en souplesses, en froissemens, en transparences, en plis et en replis. Ses femmes sont des fantômes, mais des fantômes palpitans ; on les sentirait vivre en les touchant ; ils vous laisseraient des parfums de chair