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toute-puissante ; mais le jour où le moindre désaccord, fût-il de simple forme, se manifeste parmi ses membres, elle perd de son prestige et de sa force. Ceux qui encouragent le sultan dans ses résistances, ou la Crète et la Grèce dans leurs prétentions, ne manquent pas de dire que, si les puissances sont unies pour conseiller, elles ne le seraient pas pour agir, et tout ce qui donne à cette allégation une apparence de réalité diminue l’ascendant de l’Europe. Tout le monde sait que l’Angleterre a montré une grande froideur à l’égard de la proposition du comte Goluchowski. On l’a accusée de poursuivre des vues personnelles dans les affaires d’Orient et de ne tenir que par un lien léger et flottant au concert des autres puissances. Les polémiques de la presse ont certainement exagéré ce qu’il peut y avoir de fondé dans ces reproches. Les journaux allemands en particulier ont jeté feu et flammes contre l’Angleterre, avec une ardeur à laquelle ils nous avaient déjà habitués au moment des affaires du Transvaal. Peut-être, en effet, y a-t-il entre l’allure de l’Angleterre et celle de l’Europe continentale une différence qui n’échappe pas aux yeux des intéressés, mais dont ils auraient tort de s’exagérer l’importance. Lord Salisbury a exposé à diverses reprises, au sujet de la situation de l’Orient et des meilleurs moyens d’y pourvoir, des vues qui n’ont pas rencontré l’adhésion générale ; il n’y aurait rien d’extraordinaire à ce que, à son tour, il ne se prêtât pas sans quelques réserves aux diverses conceptions qui peuvent naître sur le continent ; mais le fait qu’il ait mis un médiocre empressement à accueillir la proposition du comte Goluchowski ne prouve pas nécessairement chez lui l’intention de suivre une marche à part. Cette proposition a produit ailleurs qu’à Londres un certain étonnement. Elle n’a même été intégralement adoptée qu’en Allemagne, où l’on surveille les affaires d’Orient avec un désintéressement quelquefois voisin de l’indifférence, et où l’approbation de principe donnée à un projet n’équivaut pas toujours à l’engagement de coopérer par la suite à son exécution. Au fond, les colères de la presse germanique témoignent moins d’une véritable admiration pour l’idée du comte Goluchowski que d’une vieille et persistante mauvaise humeur contre l’Angleterre, sentiment qui profite de toutes les occasions de s’exprimer, — et cela ne diminue pas la valeur de ces manifestations, ni leur intérêt.

Il faut pourtant sortir de la situation actuelle, et si le comte Goluchowski n’a pas trouvé du premier coup le meilleur moyen pour cela, il a obéi en le cherchant à un instinct très juste, à une conception très honorable des responsabilités qui incombent à l’Europe. La situation actuelle ne saurait se prolonger impunément. Chaque jour voit croître le danger. Il menace déjà la Macédoine, sans parler des autres points de l’Empire ottoman où des matières essentiellement inflammables ont été accumulées depuis de longues années. Personne