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subirent d’abord l’influence de Jules Janin. Il fut leur premier parrain en littérature. Ils firent des emprunts à ce roi du coq-à l’âne. — Telle est cette écriture artiste qui a fait fortune, et dont les Goncourt ont enseigné à deux générations de naturalistes et de décadens le jargon bariolé, chatoyant, papillotant. Il serait aisé d’en signaler les traces chez tels écrivains d’aujourd’hui, choisis entre les plus distingués, et que nous aimerions beaucoup à citer ; mais ils sont trop. Les Goncourt ont été surtout des professeurs de pathos.

Si l’on voulait préciser la part qui revient aux Goncourt dans le mouvement littéraire contemporain, et donner en même temps l’explication de l’influence qu’ils ont eue, très supérieure au mérite de leur œuvre, il serait aisé de l’indiquer d’un mot. Ce qu’ils personnifient c’est une nouvelle invasion de la préciosité. On répète volontiers que le génie français est fait de lumière, de bon sens, de goût, de mesure ; mais il faut se hâter d’ajouter que l’histoire même de notre littérature et de notre langue est celle des efforts de ce pur génie dans sa lutte contre l’esprit précieux toujours renaissant. Ni Molière ni Voltaire, ces deux ennemis personnels de MM. de Goncourt, n’en ont triomphé. Il n’a cessé de réparer ses échecs et de reparaître sous des formes nouvelles. Le goncourtisme n’est que l’antique préciosité mise à la mode de 1860. Gongora, Vincent Voiture, le cavalier Marin, le marquis de Mascarille, Théophile et Quinault, le Fontenelle et le Montesquieu des débuts, le Marivaux des mauvais jours, et encore les Lancret, les Boucher, les Clodion, telle est la famille d’esprits où est marquée la place de MM. de Goncourt, petits-maîtres du roman contemporain, talons rouges du naturalisme, écrivains artistes qui ont laissé des descriptions en marqueterie, des livres laqués et vernissés au vernis-Martin, écouteurs aux portes qui ont passé des commérages de l’histoire aux potins de la vie contemporaine, collectionneurs doucement maniaques pour qui l’occupation d’écrire et aussi bien la littérature a été cela même : une manie.


RENE DOUMIC.