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Seulement, pour l’apprécier en pleine impartialité et dans les conditions les plus favorables, il est nécessaire d’écarter d’abord la partie qui revient à M. Edmond de Goncourt lui seul, les Fille Elisa, les Faustin, les Chérie, ce fatras où l’on ne sait si c’est la prétention qui domine ou la lourdeur, et par lequel le survivant des deux frères, fouetté du désir de continuer à occuper la scène et tremblant de se laisser dépasser par la mode, faussait chaque jour un peu plus le caractère de l’œuvre commune. Il est bien vrai que cela nous ramène assez loin en arrière, nous rejette de l’actualité dans l’histoire et dans un passé qui semble déjà fort ancien. Mais c’est à ce prix que l’œuvre reprend sa véritable signification ; on en retrouve le charme un peu frêle et inquiétant ; on y aperçoit des coins curieux et de jolis détails ; on en mesure l’influence qui a été grande.

Il est instructif de voir avec quelles dispositions et après quelle préparation ils ont abordé le métier d’écrivain. Deux traits sont caractéristiques de leur esprit. Ce sont des curieux. Ils aiment à connaître le détail des choses, à découvrir les particularités ignorées, à retrouver des fragmens oubliés de la vie d’autrefois. Ils éprouvent ces joies qu’ont les travailleurs de bibliothèques et les fureteurs d’archives, à faire la chasse à l’inédit, à manier des livres rares, à feuilleter de vieilles collections de journaux d’où s’envole à mesure une poussière d’histoire et se lève l’ombre du passé. Et ce sont des amateurs d’art, même ils sont un peu artistes, ont quelque pratique du métier et connaissance des procédés, s’étant amusés à peindre et à graver à l’eau-forte. Par cette double disposition de leur esprit, ils sont bien dans le courant de l’époque où ils ont commencé à écrire. C’était, aux environs de 1850, le temps où l’on se prenait de goût en France pour l’érudition et ses petits faits. Et c’était le temps aussi où l’on s’efforçait d’imposer à la littérature l’idéal des arts plastiques. D’ailleurs il y a chez les Goncourt dans leur tournure d’esprit, dans leurs tendances, dans leur goût, je ne sais quoi de mince en même temps que de baroque, tout à la fois de compliqué et d’étriqué. Tout est petit chez eux, et tout ce qu’ils touchent ils le rapetissent. L’histoire, telle qu’ils la comprennent, est l’histoire anecdotique, romanesque et suspecte, celle des anas, des chansonniers et des mémoires secrets. Un détail, piquant, polisson, revêt aussitôt à leurs yeux les couleurs de la vérité. Le pittoresque est la règle de leur critique. L’odeur d’alcôve est pour eux le parfum lui-même de l’histoire. « Un temps, disent-ils, dont on n’a pas un échantillon de robe et un menu de dîner, l’histoire ne le voit pas vivre. » Précisément ils savent de l’histoire ce qu’en peut savoir un couturier, un maître d’hôtel, un valet de chambre. En art, ce qu’ils aiment, c’est le joli, c’est le contourné, c’est l’exotique. Ils raffolent de l’art de ce XVIIIe siècle, qui est leur véritable patrie