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A peine le prisonnier était-il amené à bord du navire ennemi que les corsaires, par mille flatteries, essayaient d’obtenir des informations détaillées sur son pays d’origine, sa famille et ses ressources, sa profession ou son métier ; ils s’efforçaient ainsi d’évaluer le chiffre de la rançon qu’on pouvait tirer de lui. Si l’on s’apercevait que le captif avait menti, on le faisait rouer de coups de bâton ou flageller avec des cordes à nœuds. Une fois débarqué au port d’attache du corsaire, on conduisait l’esclave au marché public[1], et on le remettait à un courtier chargé de le vendre… Mais ici, laissons la parole à un esclave dont on ne récusera pas, je pense, la sincérité.


Il y a deux ans, écrit saint Vincent de Paul[2], étant allé à Marseille recouvrer une créance de 300 écus et retournant par mer de cette ville à Narbonne, je fus fait prisonnier par trois brigantins turcs, qui, après nous avoir grossièrement pansés et enchaînés, nous emmenèrent en Barbarie, tanière et caverne de voleurs, sans aveu du Grand Turc ; où, étant arrivés, ils nous exposèrent en vente, avec procès-verbal de notre capture, qu’ils disaient avoir été faite sur un navire espagnol, parce que, sans ce mensonge, nous aurions été délivrés par le consul de France.

Leur procédure, à notre vente, fut qu’après qu’ils nous eurent dépouillés tout nus, ils nous baillèrent à chacun une paire de braves, un hocqueton de lin avec un bonnet et nous promenèrent par la ville de Tunis, où ils étaient venus pour nous vendre. Nous ayant fait faire cinq ou six tours par la ville, la chaîne au col, ils nous ramenèrent au bateau, afin que les marchands vinssent voir qui pouvait manger et qui non, pour montrer que nos plaies n’étaient pas mortelles. Cela fait, ils nous ramenèrent à la place, où les marchands nous vinrent visiter, tout de même que l’on fait à l’achat d’un cheval ou d’un bœuf, nous faisant ouvrir la bouche, pour visiter nos dents, palpant nos côtes, sondant nos plaies et nous faisant cheminer le pas, trotter et courir, puis tenir des fardeaux, puis lutter pour voir la force d’un chacun et mille autres sortes de brutalités,… et finalement, je fus vendu à un vieux médecin spagirique.


Après la vente aux particuliers, sur le produit de laquelle le pacha et plus tard le bey ou dey prélevaient un huitième, on employait les esclaves suivant leur sexe, leur âge et leurs aptitudes. Les jeunes femmes étaient enfermées dans le harem, et Dieu sait quels outrages, et, en cas de résistance, quelles violences elles avaient à subir ; les vieilles servaient de domestiques. Les hommes étaient en général logés dans les bagnes[3], sortes de prisons publiques où on les renfermait quinze à vingt par chambrée, dans des salles basses et voûtées, dont les fenêtres étaient grillées.

  1. Il s’appelait à Alger le badistan.
  2. Lettre à M. de Commet, datée d’Avignon, le 24 juillet 1607.
  3. Le mot bagne, dérivé de l’italien bagni (bains), désignait originairement les petites chambres qui entouraient une grande salle voûtée. Il y eut jusqu’à 3 000 captifs entassés dans un bagne.