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l’Étranger, le Solitaire qui n’a pas de foyer, ni d’amis, il va à l’encontre des siècles, se réfugie vers les mondes qui ont été avant Rome. Sous la conduite de la déesse de la vengeance, Tisiphone, qui est aussi celle du souvenir, il traverse, il visite la Grèce et l’Egypte, Babylone et Ninive. Il vit de la vie joyeuse de l’Attique sur les plages ensoleillées, auprès des sources enchantées coulant à l’ombre des platanes ; de la vie des Pharaons dans les barques fleuries, qui descendent le Nil ; de la vie de Sardanapale, dans la jouissance effrénée des sens.

Une nuit, dans le désert, et tandis qu’il suivait des yeux les mondes innombrables roulant à travers le ciel, il eut une vision. Il vit le Père Éternel, sur son char de lumière, parcourant l’espace infini. A ses pieds étaient couchés les deux jumeaux Dionysos et Jésus. Les deux frères divins, chacun d’un côté du char lumineux, contemplaient en silence ces mondes sans nombre, qui défilaient devant leurs yeux. De tous ces mondes brillans, montaient jusqu’à eux des sons de joie, des chants d’allégresse, des hymnes de louange. De la petite terre seule, leur arrivaient des voix lamentables, des cris de désespoir, des pleurs et des sanglots. Dionysos leva sa tête aux boucles d’or, et d’un regard étonné interrogea son Père. Mais Jésus doucement l’attira vers lui, et murmura dans un soupir :

— Ils n’ont pas su, vois-tu, attendre l’accomplissement des temps. Ils croient par leur sagesse pouvoir s’élever à un bonheur qui n’est pas de leur sphère.

— J’irai du moins leur apprendre comment ils peuvent attendre ! dit Dionysos. Il y a des joies terrestres qui pourraient leur faire oublier leurs maux.

Et Jésus le laissa partir.

Parvenu sur la terre, Dionysos coupa une branche de vigne et s’en fit une couronne. C’était le signal auquel devait le reconnaître son frère. Il envoya à Jésus une couronne de roses, qui le ferait reconnaître à son tour. Et puis Dionysos parcourut la terre, la fécondant sous ses pas. La vie éclatait partout ; la mer caressait doucement les plages ; le soleil animait les collines ; les treilles se couvraient de grappes vermeilles, les champs d’épis dorés. Jusque sur la branche de vigne qui ceignait la tête du dieu, poussèrent des grappes légères qui dansaient sur son front. De tous côtés des bandes joyeuses venaient escorter le char de Bacchus. Les nymphes et les satyres sortaient des bois pour le fêter. Tous puisaient dans son regard la joie de vivre, l’oubli de leurs maux. Et l’humanité souffrante, voyant cette joie divine, crut un moment que le bonheur était dans l’ivresse des sens.