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par l’amour ? Pourquoi ne pas être heureuse du bonheur naturel, spontané ? pourquoi vouloir rentrer dans le conventionnel, où l’amour est d’ordinaire la moindre des choses requises ? Et si un des deux doit après tout se sacrifier, pourquoi faut-il justement que ce soit elle ? Sa mission dans la vie n’est-elle pas aussi digne de respect que celle du jeune homme ? N’a-t-elle pas autant de droits à rester elle-même ? Et tout l’art de la coquetterie, toute la griserie de sa beauté, et le temps et le lieu se mettent de la partie pour lui prouver qu’il a tort !

Mais il tient bon. Il la conduit chez lui, dans les montagnes ; il la présente à sa mère comme une fiancée qu’il ramène. Et l’amour achève enfin sa victoire. Ulla est conquise ; elle ne voit plus que par ses yeux ; ils se marient. Deux ans se passent. Elle a eu deux enfans. Elle a appris à aider Falk dans sa tâche quotidienne. Elle enseigne les élémens de l’art à ces fils et filles de paysans dont il a réveillé l’âme endormie. Mais en elle-même l’art a péri. Son mari lui a construit un atelier, et elle a essayé de peindre. L’inspiration n’y est plus ; l’isolement, l’absence de contact avec les artistes et les œuvres, tout cela a coupé les ailes à son génie. Elle envoie un tableau à l’Exposition de Stockholm. La réception qui lui est faite lui découvre la vérité : son talent est en train de s’étouffer dans sa nouvelle vie. Elle est punie d’avoir voulu le faire passer après son bonheur, d’avoir sacrifié ce don idéal à la paix du cœur. Mais aussi de quel droit avait-on exigé d’elle ce sacrifice insensé ? de quel droit son mari avait-il osé attenter à son individualité ? faire d’elle un être inférieur à lui-même ?

Et voilà cette « individualité » de nouveau en éveil, s’armant de pied en cap, exigeant à son tour tous les sacrifices. Ulla Falk, tout comme la Nora d’Ibsen, tout comme Arla et les autres héroïnes de Mme Leffler, est obligée de tourner le dos au bonheur pour défendre et affirmer sa « personnalité ». Elle quitte son mari et ses enfans, et sa demeure dans les montagnes, et les élèves dont elle s’était fait aimer, et le bien qu’elle pouvait faire, et le bonheur qu’elle goûtait. Elle retourne à Rome, seule et le cœur déchiré ; elle va reprendre la culture de son art, redevenir « elle-même ». Elle écrit à son mari : « Je sens que je ne pourrai jamais briser tout ce qui me rattache à toi, mais je sens aussi que je ne puis plus vivre avec toi et briser tout ce qui est en moi. » Et cette fois c’est le mari qui, sentant enfin « l’outrage qu’il lui avait fait », renonce à son œuvre, quitte Jokelheim en confiant à un ami la direction de son école ; et va recommencer la vie dans un grand centre, où sa femme pourra s’adonner à son art,