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qu’aux dépens de la moelle. Le public lui-même n’est-il pas, dans sa passion actuelle de l’art, — toute cérébrale, si peu émue, — où entre une si grande part de mode, plus curieux de ses manifestations bruyantes et amusé de ses excentricités qu’épris de sa grandeur véritable et de son but moral ?

Quoi qu’il en soit, j’imagine qu’il ne faut pas négliger cette momentanée renaissance du goût pour les choses intellectuelles, et belles, et délicates. C’est au moins un arrêt dans la descente à l’universelle médiocrité que nous prépare la démocratie — oh ! sans doute pour le plus grand bien-être des hommes, mais combien peu pour la beauté de l’être ! — La nécessité de l’avenir, est-ce donc la tristesse dans l’uniformité, ce qui est bien le vrai sens de la satisfaction dans l’égalité ?… Ce serait à désirer les barbares, en vérité ! mais ils viendront, sans qu’on les appelle. Seulement, ce sera sous une autre forme. Les barbares d’autrefois seraient encore trop beaux pour nous. C’étaient les Huns aux longs cheveux, les Goths puissans, les Celtes au poil blond, brisant les chères images avec une superbe ignorance, héroïquement brutes, et triomphalement enfans ! Ils infusaient aux peuples las de servitude heureuse, un beau sang jeune et sain. Ils apportaient quelque chose du vent vivifiant des forêts primitives. Les nouveaux barbares, les nôtres, ce seront les épuisés de la civilisation cruelle, les infirmes du progrès, les déshérités de l’intelligence, toute cette marée montante des ouvriers, exploités par l’égoïsme, meurtris par la vie, usés par la machine ; tous les souffrans sans illusion, tous les pauvres sans foi, pâles, tristes et laids ! Légitimement impitoyables pour l’inutile rêveur, logiquement las des supériorités, ils élimineront avec tranquillité toute exception, artiste ou penseur. Soupçonneux de l’esprit, jaloux de la joie, inquiets de la beauté comme d’une dernière résistance, et par-dessus tout conséquens avec leur haine et leur misère, ils briseront nos rêves dans nos œuvres, indifférens aux belles choses, ces vains témoins du besoin d’aimer dans l’infini !

Qu’y pouvons-nous ? Rien sans doute, en apparence, puisque la machine du monde qui marche broie nos rêves supérieurs avec nos vaines résistances. Le philosophe, le poète, l’artiste sont les éternels vaincus. Qui sait pourtant si de ces défaites successives ne se fait pas secrètement, patiemment, la victoire future, et de ces minorités accumulées la spirituelle souveraineté ? Et puis, en attendant les barbares, il n’est pas sans quelque plaisir raffiné de deviser des choses pures, d’art et de foi ; de parler, pendant qu’il en est temps encore, de formes aimantes, de couleurs heureuses, de sons bien-faisans. Des artistes au public, de ces isolés à la foule, peut venir encore peut-être une parole de consolation et de joie. Au milieu