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suprématie de l’art n’est faite que de la grandeur de l’idéal à la fois et de la perfection de la forme. Il y a dix ans, nous étions quelques-uns, j’entends parmi les jeunes, encore ou déjà assez fous pour nous dire tout haut idéalistes impénitens. Aujourd’hui nous voici presque à la mode. Et comme le temps paraît déjà loin des batailles du naturalisme contre toute noblesse et toute grâce de la pensée ! Dans les lettres, le triomphe paraissait complet alors, et Dieu sait combien bruyant ! Il en était de même d’ailleurs « dans la peinture ». Et qui eût osé aimer, et le dire, un tableau un peu pensé et un peu jaune, je veux dire un peu moins violet et violent que les autres, eût été relevé d’importance ! Des Expositions trop bleues, et des très inutiles pamphlets, que reste-t-il à cette heure ? L’idéal a vu d’autres assauts ; et voici qu’il serait trop facile de répondre à ces faux Goliath, qui criaient naguère leurs haines par-dessus nos toits, et de leur dire nos revanches, qui ne sont que les revanches éternelles de l’idéal, c’est-à-dire de la nécessité esthétique et morale, pour l’artiste et pour l’homme, de transformer en lui la réalité, pour en faire de la vérité.

Mais y a-t-il une réalité ? Il n’y a qu’une nature, unique peut-être, mais aperçue par des sens différens, jugée par des êtres dissemblables à l’infini. Peintre, je ne vois pas tel objet exactement de la même façon que mon voisin. Alors, où est la réalité absolue ? Bien plus, que devient le réalisme ? Il faut dire qu’il n’y a que la vision d’un être, plus ou moins bien doué, devant l’apparence des choses ; ou encore qu’il n’y a qu’une nature insensible ou inconsciente, avec des hommes au-dessus d’elle, pour la juger ; et qui ont donc l’impérieux devoir de la transformer, de la vaincre, puisqu’ils ont, jusqu’à un certain point, la liberté de la voir et la mission de la comprendre. Etre idéaliste, si l’on est de bonne foi, si l’on ne se plaît pas inutilement à jouer sur les mots, c’est simplement reconnaître cette suprématie de l’homme sur la nature, et, dans le cas particulier de l’artiste, sur ce qu’on a appelé la réalité. L’idéal, c’est le droit, pour tout être supérieur, de contrôler dans son cœur ce qu’il voit par ses yeux. Il n’y a pas d’art hors de ce droit. Il n’y a pas non plus de vérité intellectuelle, et par conséquent artistique, hors de cette victoire de l’être sur la matière. A cet égard, il faut avoir le courage de dire que le matérialisme est une mauvaise action comme l’art sans idéal n’est positivement qu’un mensonge.

Mais qu’on ne se méprenne pas sur le sens profond de ce beau mot d’idéal : l’idéal n’exprime que le droit, et partant le devoir, pour tout penseur, pour tout artiste, d’ajouter à un acte d’humilité, qui est la soumission première devant la nature, un acte de