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nécessaire pour tout artiste en ce difficile et merveilleux voyage au pays de rêve et de réalité. En fait, nous travaillons pour ce public, et dans ce sens, pour la critique, puisque nos arts ne s’objectivent ou ne s’extériorisent que dans la mesure où nous appelons tous ceux qui passent à entrer en communion ou en discussion avec nous. Mais je crois que les artistes, — du moins les grands, — doivent être des éducateurs, éducateurs de l’œil, de l’oreille, de l’âme enfin ; et qu’ils sont précisément chargés, dans l’histoire des idées, d’élever, de réformer sans cesse ce jugement du public, bien loin qu’ils le doivent subir. Notre engagement envers cet éternel passant, qui est la foule, est seulement celui-ci, mais sans réserve : exprimer clairement des sentimens, c’est-à-dire des sensations idéalisées. L’art, c’est, plus précisément encore, l’action de rendre tout à coup visible ou sensible à tous, et par des moyens successivement compréhensibles pour tous, ce que n’avait avant vous vu ou compris personne. On a dit que la beauté de la Bible était d’exprimer en langue vulgaire des choses sublimes. C’est le meilleur credo à donner aux artistes : à toute idée, une expression juste, un art simple, un métier beau.

Mais trouver l’expression juste d’une idée, en art, c’est précisément en avoir l’intuition secrète, instinctive, c’est-à-dire le don de nature, auxquels sont appelés quelques-uns, et d’élus fort peu. La rendre simplement, c’est en posséder, par une longue et patiente culture, les moyens intellectuels. La formuler enfin dans un beau métier, c’est avoir asservi la main au joug de la pensée victorieuse. Et c’est justement tout ceci qui constitue pour nous le fond même de l’art, et ne s’apprend qu’à l’atelier, Dieu sait par quel patient labeur ! Est-il donc vaniteux de dire que seuls des artistes peuvent bien sentir et connaître cette force, ce très particulier état d’esprit, et par conséquent le bien comprendre et définir ? Sentir que toute œuvre ne vaut que pour avoir reflété un moment, si fugitif surtout, l’émotion d’un être ; deviner, sous la forme apparue ou entendue, l’esprit qui a inspiré telle statue, tel tableau, tel rythme ou telle mélodie ; et en juger le résultat dans l’ouvrage matériel selon sa signification et non selon une autre, et en jouir sous cette forme et non par comparaison avec une autre, c’est comprendre vraiment l’art et sincèrement l’aimer. Mais connaître ainsi et ainsi juger, c’est faire œuvre de goût cultivé et de respectueux savoir. L’esthétique est ce savoir, et nous ne reconnaissons à personne le droit d’y prétendre sans une patiente et sévère étude, que j’appellerai une initiation. Qui l’apporte est mon juge, et je m’inclinerai devant ce seul jugement. Reste le droit à la sensation, au plaisir, qui appartient à tout passant.