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l’était encore à cette date, la vie morale de la nation se confond avec celle de la famille royale. Joie et douleurs, tout leur est commun ; ce sont deux cœurs qui battent à l’unisson. L’alliance du jeune héritier du trône avec une princesse dont la famille avait déjà emprunté ou fourni tant de princesses à la France, parlait aux esprits. Peu s’en fallait que l’imagination populaire ne mêlât le roman à la diplomatie, et que l’inclination d’un jeune homme de quatorze ans pour une enfant de onze ne parût la cause déterminante qui avait fait tomber les armes des mains du duc de Savoie et de Louis XIV. C’était l’amour qui avait vaincu la guerre. Ainsi du moins entendait-on les choses en province, où l’on était demeuré plus naïf qu’à Paris, et les fêtes prenaient toutes un caractère symbolique. Celles données à Mantes la jolie méritaient l’honneur d’une description dans le Mercure de France. « Sur un théâtre de seize pieds carrés, Mercure apparaissoit avec des ailes aux pieds et un caducée dans la main droite autour duquel on avoit écrit ce vers :


On vient à bout de tout lorsque l’Amour s’en mesle.


A la face du théâtre un tableau représentoit une grosse nue en forme d’orage, et Jupiter dessus, le visage en colère, son tonnerre sous ses pieds et ses foudres à la main, prest à lancer sur une vaste plaine ornée de chasteaux, villes et maisons, arbres, fruits, fleurs et verdures. Au-dessus de cette ville paraissoit l’Amour, s’élançant et fendant les airs pour aller à la rencontre de Jupiter, avec le portrait de la jeune princesse de Savoye soutenu d’un ruban couleur de feu. Ces vers étaient écrits au-dessus :


A voir Jupiter en colère,
Le bras levé, la foudre en main,
Qui n’auroit pas cru que demain
Ces lieux ne seroient plus que cendre, que poussière.
Mais pour fléchir un Dieu justement irrité,
Admirez le pouvoir d’une jeune beauté
Et quel est l’effet de ses charmes.
Jupiter s’adoucit en voyant tant d’attraits,
Et l’Amour, obligeant de mettre bas les armes,
En faveur de l’hymen lui fait donner la paix[1].


A Paris les faiseurs habituels de madrigaux n’avaient garde de laisser échapper une aussi belle occasion. La vieille Mlle de Scudéry, bien qu’âgée de soixante-neuf ans, reprenait la plume pour

  1. Mercure de France, octobre 1696.