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du tout dans la pratique à ce qu’elle est en théorie. On peut l’interpréter de manières très différentes. Qui nous oblige à nous tenir indéfiniment à la première interprétation qui lui a été donnée ? Qui nous défend de tirer de la souplesse qu’elle présente toutes les applications qu’elle comporte ? Il n’y en a pas d’autre raison que l’insuffisance de notre personnel politique actuel. S’il était de taille à tirer de la constitution, comme d’une panoplie très abondante et très bien fournie, les armes qu’elle tient en réserve, à se les adapter, à en user ou même à les brandir avec force, qui donc l’empêcherait de le faire ? On dit que le besoin crée l’organe. Ici, l’organe existe, et si le besoin est réel également, il faut convenir que l’intermédiaire est bien faible de ne pas tirer de l’organe tout ce que le besoin exige. Et c’est ce qui nous fait craindre qu’il n’y ait encore une chimère, une illusion d’optique, une erreur d’imagination dans le but que poursuivent les partisans de la révision. Ils aiment mieux mettre sur le compte de la constitution des torts qui tiennent à leur propre impuissance. La constitution une fois révisée, rien ne prouve qu’ils sauraient en tirer un parti sensiblement supérieur : peut-être seulement auraient-ils donné un instrument plus commode aux aventuriers de l’avenir. Le jour où ils auront épuisé toutes les ressources que la constitution présente, et où ces ressources se seront trouvées insuffisantes, nous les écouterons plus volontiers. Nous n’en sommes pas encore là ; nous en sommes même très loin. La constitution actuelle est pleine de tiroirs qui n’ont même pas été ouverts. On nous parle de la réviser : ne vaudrait-il pas mieux commencer par l’appliquer ?

On dira peut-être que nous allons un peu vite, et que cette question de la révision n’est pas posée. Sans doute, elle ne l’est pas pour le pays, mais elle l’est déjà pour les esprits parlementaires, qui sont quelquefois en avance, quelquefois en retard sur l’esprit du pays, et plus souvent encore en dehors de lui. Si la campagne révisionniste n’est pas commencée, elle se prépare, et nous ne sommes pas sans inquiétude sur les conséquences qu’elle produira. A supposer qu’un homme très distingué, livré à lui-même, après avoir tout vu, tout expérimenté, tout comparé, tout compris, soit à même de faire la meilleure constitution possible, ou simplement une constitution meilleure que la nôtre, on comprend que quelques-uns de nos députés se laissent aller à ce rêve séduisant. Leur modestie seule pourrait s’en alarmer ; elle ne le fait pas. Le malheur est que les choses ne se passeront pas ainsi. La révision est l’œuvre d’un Congrès, c’est-à-dire d’une assemblée nationale semi-constituante, qui réunirait la Chambre et le Sénat, et quand on connaît les élémens dont ce Congrès serait composé, les tendances divergentes qui ne manqueraient pas de s’y produire, les appétits impétueux qui s’y donneraient carrière, les systèmes contradictoires qui s’y trouveraient en présence, les partis actuellement