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Ce ne sont là sans doute que de maigres détails, et d’une authencité assez peu certaine. Mais les moindres détails sont bienvenus lorsqu’il s’agit d’un aussi grand homme, et d’un homme qui s’est aussi obstinément efforcé de cacher sa vie. Il la cachait à ses contemporains, à ses amis même, et l’on dirait qu’après deux cents ans il nous la cache encore. On sait combien ses lettres sont vides de tous renseignemens sur son compte : jamais peut-être il n’y en eut de plus impersonnelles, ou plus exactement de plus immatérielles, et qui parussent davantage émanées d’un pur esprit. A Oldenbourg, à Bleyenberg, à ses compagnons Meyer et Jelles, il ne parle que de ses idées, se bornant tout au plus à mentionner çà et là un voyage, ou une maladie. Les archives de la Hollande sont muettes sur lui, aussi bien que les chroniques et les gazettes du temps. Des grands personnages de toute sorte qui l’ont approché, aucun, ni De Witt, ni Huyghens, ni Hudde, ni Leibniz ne nous ont laissé sur lui quelque témoignage un peu important. Et si épaisses sont les ténèbres, autour de lui, que toute l’érudition, toute la patience, toute la pénétration de son nouveau biographe ont absolument échoué à les lui faire traverser.

Ce n’est pas faute, au moins, d’y avoir tâché ! Un coup d’œil jeté sur le gros livre de M. Meinsma suffit à nous montrer de quelles infatigables recherches il est le produit, et combien il a fallu de zèle au savant hollandais pour explorer tant de domaines si divers et si peu connus. Depuis les archives des synagogues, des églises, et des communautés, jusqu’aux livres de compte des libraires et des imprimeurs, M. Meinsma a tout examiné, contrôlé, médité ; et il n’y a si petit opuscule hollandais, scientifique, philosophique ou politique, de la seconde moitié du XVIIe siècle où il n’ait cherché quelque ombre de renseignement sur la vie, la personne et le caractère du mystérieux philosophe. Mais il me semble bien qu’en fin de compte il n’a rien trouvé. Il a signalé, d’une manière irréfutable et définitive, les erreurs des biographes anciens : il a fait la part de ce qui était authentique, ou simplement probable, ou tout à fait impossible, dans les récits de Colerus, de Lucas, de Gottlieb Stolle et de Monnikhoff. Mais des nombreux points d’interrogation que ces récits nous laissaient, je n’en vois pas un qu’il ait pu lever. Nous ne savons toujours pas pourquoi Spinoza a quitté Rhynsbourg, pourquoi il est allé de la Haye à Utrecht auprès de Condé, ni quel était cet ennemi dont il parle dans une de ses lettres. Mais surtout nous continuons à ignorer quelle espèce d’homme il était, quels étaient ses sentimens, ses rêves, ses projets : ou plutôt nous continuons à n’en savoir que ce qu’il lui a plu d’en révéler lui-même au brave peintre d’enseignes chez qui il prenait pension.