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« Il avait, nous dit le plus compétent des juges, des notions très étendues sur toutes les branches de la médecine ; il s’était occupé avec succès de l’anatomie normale et pathologique, de la physiologie, de la bactériologie, et il a publié sur ces sciences accessoires des mémoires remarquables. Son traité de pathologie générale, qui porte partout la marque d’un esprit élevé et profond, a de plus le mérite d’être écrit dans un style très attachant, et on peut dire que cet ouvrage a fait faire un grand pas à l’art de guérir. » Il s’était dit plus d’une fois : « Je me fais vieux, je n’écrirai plus. » Et il écrivait toujours. A la veille de sa mort il rêvait de publier des études « sur l’anatomie des sociétés humaines, sur la sympathie considérée comme le fondement de la morale, sur la physiologie de la musique, » et aussi sur cette question qui le préoccupait : « Où nous mènera l’idolâtrie que nous avons pour notre intelligence et nos sensations ? » Il n’avait pas étudié cette idolâtrie sur lui-même ; quoique Poméranien, il était né modeste.

S’il y a jamais eu quelqu’un d’heureux sur la terre, ce fut le grand chirurgien Théodore Billroth, qui aimait également ses malades, l’opéra, les symphonies, les roses de son jardin et les belles tumeurs qu’il opérait, et qui n’a jamais connu les passions acres qui empoisonnent la vie. Cependant il se reprochait de ne pas sentir assez son bonheur, d’être né avec une imagination inquiète et mélancolique, trop disposée à se tourmenter elle-même, d’aimer à se faire des soucis, d’être plus affligé de ses ignorances qu’il n’était heureux de son savoir. Il en voulait à sa clientèle de l’avoir rendu infidèle à la science, et il en voulait à la science de ses incertitudes, de ses perpétuelles variations. Que de choses péniblement apprises, et qu’il croyait certaines, il avait dû désapprendre ! Était-on sûr qu’au XXe siècle deux et deux feraient encore quatre ? Il se plaignait surtout que la vie fût courte, qu’il fallût mourir avant d’avoir fait le quart de ce qu’on s’était promis de faire.

On l’avait appelé en 1882 à Frohsdorf pour soigner un neveu du comte de Chambord. — « Que d’illusions dans cette petite cour ! s’écriait-il. Après tout, nous avons tous les nôtres ; nous sommes tous des prétendans à je ne sais quel trône dont nous ne jouirons pas dans l’étrange monde où nous vivons ! » Son esprit avait toutes les ambitions, et toute borne lui était insupportable. « Je connais mieux que personne les imperfections de mes travaux, de mon art et de ma science… Non, je ne suis pas un Dieu : il y a quelques jours, dans une laparohystérotomie, j’ai transpercé l’urètre… Je me trouve terriblement médiocre. »

Outre sa modestie naturelle, il avait plus d’une raison de ne pas s’infatuer de lui-même. Les nouvelles méthodes introduites dans les sciences d’observation étaient, selon lui, un outil si excellent que les travailleurs vulgaires en pouvaient tirer parti ; il n’était plus besoin d’avoir du génie : libre au premier venu, pourvu qu’il fût appliqué et qu’il ne