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des chats ! — Et ainsi de tous nos jugemens, c’est-à-dire en réalité de toutes nos pensées : à chaque minute, nous logeons les objets ou les faits qui se présentent dans des catégories connues. Or qu’est-ce que ces « catégories » auxquelles nous ramenons tout ? Je n’ai pas à chercher ici s’il n’y en aurait pas quelques-unes d’innées, d’inhérentes à l’esprit humain avant toute espèce d’« expérience » ; mais ce qui est évident en tous cas, c’est que presque toutes ne sont que des souvenirs ; qu’est-ce pour moi que la catégorie des chats, si ce n’est les chats dont je me souviens ? Et par conséquent, lorsque j’estime qu’un animal est un chat, c’est sur mes souvenirs que je m’appuie ; je compare l’animal que j’ai sous les yeux aux chats que je retrouve dans ma mémoire. C’est avec ma mémoire que je juge ; et l’on entrevoit déjà que tant vaudra ma mémoire, tant vaudront mes jugemens. — En effet, puisque nous ramenons tout à des catégories connues, plus nous aurons de ces catégories dans l’esprit, mieux nous pourrons loger chaque objet à sa vraie place. Si nous en avons peu, nous classerons tout d’une façon vague et forcément inexacte. Ainsi, un enfant qui ne connaît encore que l’aboiement du chien entend braire un âne : il croit encore que c’est un chien ; car il ramène le cas nouveau au seul cas un peu analogue qu’il connaisse. Il s’agit en un mot, pour avoir quelques chances de juger juste, d’avoir dans l’esprit le plus grand nombre possible de casiers très distincts à étiquettes très précises, — c’est-à-dire de souvenirs nets et fidèles.

Cette vérité nous apparaîtra en pleine lumière si nous songeons combien l’inexpérience, — l’ignorance, — et l’étroitesse d’esprit sont inconciliables avec la rectitude du jugement.

Et d’abord, c’est un axiome de sens commun que pour mûrir le jugement, l’ « expérience » est nécessaire. — Nos opinions, nos convictions, nos théories ne valent que par l’expérience qu’elles résument : quand j’émets une opinion sur la vie, sur les hommes, sur les femmes, sur l’art, cette opinion n’a d’intérêt que si elle est grosse de souvenirs précis, de cas particuliers nettement observés ; sinon j’affirme au hasard, mon affirmation se trouve peut-être juste, comme on peut toucher la cible en tirant les yeux fermés : elle n’a aucune espèce de prix. — Nos jugemens « pratiques » surtout, nos jugemens sur la conduite à tenir dans un cas donné, valent ce que vaut notre expérience ; ma résolution est d’autant plus sage que j’ai plus présentes à l’esprit les conséquences passées de résolutions analogues. Il y a des gens qui sont comme incapables d’expérience : ils ont beau souffrir d’une faute commise, la souffrance est oubliée dès qu’elle est calmée : ils se hâtent de retomber dans la même faute ; ils jurent chaque fois qu’on « ne les y reprendra plus », et on les y reprend