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méprisable en effet. Le chrétien peut s’en moquer, l’athée peut s’en moquer, le déiste ne peut pas se dispenser d’y faire attention. Le chrétien qui voit dans ce monde un instrument d’épreuve, n’estime pas que les passions données à l’homme soient pièges tendus, mais il tient qu’elles sont obstacles à vaincre pour la récompense. L’athée, ou seulement le positiviste, ne se préoccupe pas des desseins de Dieu sur nous, et peu lui importe que la présence des passions en nous et leur puissance sur nous incrimine Dieu. Le déiste pur, qui croit en Dieu, sans croire à un autre monde, s’étonne que Dieu ait rendu si malaisé à ses enfans le séjour d’ici-bas, admire qu’il ait mis en nos cœurs tant de passions funestes comme pour le plaisir de les voir agir, et peut en arriver à se dire : « Mais peut-être sont-elles bonnes. » — Elles le sont, affirme Fourier, et c’est ce qui justifie Dieu. Elles sont toutes bonnes, elles sont toutes de nature à nous conduire au bonheur. Il ne faut en sacrifier aucune. Chacune pour sa part peut et doit contribuer à assurer notre félicité particulière et la félicité générale.

À quelle condition ? À condition de les combiner, et c’est tout le rôle que la raison doit s’attribuer. Des passions harmonieusement combinées de manière à avoir toutes satisfactions pleines et entières, et de manière à ne pas se gêner les unes les autres, c’est le bonheur de l’humanité, et rien n’est plus facile à réaliser.

Il faut d’abord que chacun suive sa vocation. Pour cela il suffira d’observer avec soin le penchant dominant du tout jeune enfant et de le placer dans la profession pour laquelle il aura marqué son aptitude. — Il faut ensuite faire du travail une passion. Rien n’est plus aisé. Il suffit de le rendre attrayant. Il le sera déjà puisque chacun aura pris le métier qui lui convient le mieux. Il le sera plus encore, parce qu’on aura soin que chacun puisse varier ses occupations très fréquemment, passer d’un métier dans un autre, se reposer d’un travail par un autre travail, ce qui satisfera la passion la plus impatiente de l’homme, la « papillonne » ou l’inquiétude, ou le désir de changement.

Il faut ensuite satisfaire les passions les plus fortes de l’homme, le désir de posséder et de vivre dans l’abondance. — Mais comment ces passions ne seront-elles pas satisfaites jusqu’à la satiété quand on aura, en même temps que les passions, combiné les efforts ? Le travail par association, la terre exploitée, non individuellement, mais par de vastes communautés concentrant le labeur et partageant les produits, rendra cent fois plus que dans les conditions actuelles, et chacun aura cent fois plus de bien-être que le plus riche de nos riches actuels. Ce qu’il s’agit donc de mettre