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Les individus sont en lutte les uns contre les autres ; ils le sont aussi chacun contre le bonheur commun. On est habitué à ce spectacle, et c’est pourquoi on le supporte ; mais dépouillez un instant l’accoutumance et regardez : l’intérêt individuel est partout en contradiction avec le collectif ; chaque homme a besoin pour son bonheur du malheur d’autrui : « L’homme de loi désire que la discorde s’établisse dans toutes les riches familles et y crée de bons procès ; le juge désire que la France continue à fournir annuellement 45 700 crimes, car si on en commettait moins, des tribunaux seraient supprimés ; le médecin ne souhaite à ses concitoyens que bonnes fièvres et bons catarrhes ; il serait ruiné si tout le monde mourait sans maladie ; et de même l’avocat si chaque démêlé s’accommodait arbitralement ; le militaire souhaite une bonne guerre qui fasse tuer moitié de ses camarades ; le pasteur est intéressé à ce que le mort donne et qu’il y ait de bons morts ; l’éligible souhaite une bonne proscription qui exclue moitié des titulaires et lui facilite l’accès ; l’accapareur veut une bonne famine qui élève le prix du pain ; l’architecte désire un bon incendie qui consume une centaine de maisons… », etc. — La civilisation n’est pas autre chose. Elle n’offre pas précisément le spectacle de l’harmonie des vœux et des cœurs.

Vous désirez la voir sous un jour moins lugubre ? Qu’à cela ne tienne. Il y a d’autres points de vue. Par exemple, elle est l’art de mourir de faim, perfectionné à miracle. — Regardez ces quatre hommes qui passent. L’un est un producteur, l’autre un marchand, l’autre un rentier, l’autre un soldat. Sur ces quatre hommes il y en a trois d’inutiles, trois qui ne font aucun travail productif, trois qui n’exploitent pas la planète et qui sont nourris ; tous les trois, par le quatrième. Ce sont des parasites humains. Le rentier ne produit rien parce que ses ancêtres ont produit. Le soldat ne produit rien parce qu’il protège le producteur, qui sans cela ne pourrait pas travailler trois jours. Le marchand prend un objet de la main gauche et le passe à quelqu’un de la main droite, et il est payé pour cela. C’est étourdissant d’ineptie.

Si ce n’était qu’étourdissant ! Mais c’est à cause de ces trois improductifs sur quatre que la terre n’est pas habitée, qu’elle n’est pas exploitée, qu’on n’en couvre que le dixième de ce qu’on en pourrait couvrir, qu’on n’en tire que le millième de ce qu’on en pourrait tirer, que la civilisation, qui se flatte de l’avoir conquise, n’en possède qu’une très faible partie, à peine enracinée sur elle, battue de tous les côtés par la barbarie ou la sauvagerie primitive, îlot étroit sur l’énorme océan de la quasi-animalité. Ces