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Là se dresse un cottage en construction, celui qu’il habitera avec sa femme. Il y pénètre et se promène dans la maison en assignant d’avance une place à chaque meuble. Devant le foyer sans feu, il s’arrête, il croit voir, installé déjà, le rocking chair de Charlotte ; les larmes lui viennent aux yeux et, appuyant sa joue encore imberbe contre le mur, il le baise naïvement. C’est une fervente démonstration non pas seulement à l’égard de Charlotte et des joies qui l’attendent, mais une action de grâces à la vie, à l’amour et à la nature, bien qu’il ne s’en rende pas compte. Très ému il se détourne, ses pensées semblent éblouir son cerveau, il ne sent plus ses pieds toucher la terre : « J’épouserai Charlotte, nous vivrons ici ensemble toute notre vie et ensemble nous y mourrons. » Cette idée de la mort n’empêche pas son jeune cœur de bondir d’allégresse, et, rejetant ses épaules en arrière dans son habit des dimanches, il se dirige vers la maison de Charlotte. Au premier coup qu’il frappe, la jeune fille arrive souriante et doucement grave ; ni l’un ni l’autre ne parle ; Barney s’assure d’un coup d’œil qu’ils sont seuls, puis il saisit les deux mains de Charlotte et l’embrasse longuement.

L’idylle commence à souhait ; elle nous montre ce qu’il y a de sensibilité latente sous les apparences froides de ces gens chastes et contenus, mais presque aussitôt nous tombons dans le drame. A peine Barney est-il entré sur les pas de sa bien-aimée dans la cuisine où se tient la famille assemblée, que le vieux Céphas, le père de Charlotte, mal disposé pour l’amoureux de sa fille, irrité peut-être des discrètes familiarités que se permettent les deux jeunes gens, assis à côté l’un de l’autre, engage avec Barney une discussion quelconque à propos des élections. Il le provoque de telle sorte que des épithètes insultantes s’ensuivent des deux côtés et que Céphas finalement met en langage biblique, mélangé de jargon paysan, son futur gendre à la porte : « Hors d’ici, hors de cette maison et que plus jamais votre ombre n’en obscurcisse le seuil, tant que régnera le Seigneur tout-puissant.

— Par le Seigneur tout-puissant je m’en garderai bien ! répond Barney d’une voix terrible.

Et la porte retombe sur lui. Charlotte s’est élancée à sa poursuite en écartant ses parens qui veulent la retenir. Peu lui importe que derrière elle on pousse des verrous ; elle se précipite sur la route, elle appelle : « Barney ! Barney ! » Mais Barney, si amoureux naguère, ne tournera même pas la tête, il marchera d’un pas ferme et la distance grandira toujours entre lui et Charlotte jusqu’à ce que celle-ci s’arrête et crie d’un ton impérieux : « Barney Thayer, si vous devez jamais revenir, que ce soit tout de