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Mawthorne et la haute philosophie d’Emerson. Mais nous ne savions pas, avant de l’avoir vu de nos yeux, qu’il y a entre le moindre village du Massachusetts ou du Maine et les autres villages la même différence qu’entre Boston et les autres grandes villes d’Amérique. Les premiers habitans de ces côtes si rudes, presque inabordables, ne furent pas des chercheurs d’or ; ils poursuivaient avant tout un but spirituel, ce qui ne les empêcha pas d’être par la suite âpres au gain et habiles en affaires, mais l’empreinte de la spiritualité leur est restée malgré tout. Mrs Stowe l’a fait jadis admirablement ressortir en nous présentant, dans la Perle de l’île d’Orr, ces ménagères qui nettoient leur cuisine les psaumes à la bouche, ces matrones parcimonieuses et avisées, si savantes sur les Écritures ; ces loups de mer, intrépides devant la tempête, mais si craintifs du péché, et qui, après lui, ne craignent rien tant que leurs femmes ; ces enfans placés tout petits, de gré ou de force, en face du tribunal de leur conscience et du terrible mot de responsabilité ; ces vieilles filles, douées d’une infinité de talens pratiques et à qui leurs voisins donnent le titre de tante par un consentement unanime comme pour attester les liens qui les attachent à toute la famille humaine.

Sarah Jewett vint ensuite, avec ses intimes et consciencieux portraits de dames et de demoiselles de village, ses vieux capitaines aux histoires sans fin, ses fermiers laborieux et rapaces, ses médecins de campagne dont la mission charitable est aussi bien remplie, pour le moins, que celle des ministres de la religion. Sous certains rapports, Mary Wilkins n’égale pas ses devancières ; elle n’a pas l’art délicat de l’une ni la féconde imagination de l’autre ; elle tourne beaucoup dans le même cercle, elle n’est pas ennemie de l’exagération et de l’effet, elle pousse parfois les portraits jusqu’à la charge ; mais son talent a des qualités spontanées, instinctives qui en font presque du génie. Quoique réaliste, elle est poète, aucun de ceux qui ont lu sa Mélodie lointaine, A Faraway melody, ne pourra le nier ; elle a un tempérament de peintre, une manière à elle de poser, en deux ou trois touches hardies, un paysage aussi bien qu’une figure, la puissance rare d’émouvoir d’un mot, d’imposer à sa guise le rire ou les larmes, de les provoquer même ensemble, ce qui est le triomphe de l’humour ; elle a le don suprême, incomparable de la passion et de la vie.

Il serait trop long d’analyser ici les nombreuses nouvelles de miss Wilkins, les short stories qui restent ce qu’elle a produit de meilleur. Ses mérites et ses défauts s’accusent suffisamment pour qu’on apprenne à les bien connaître dans son dernier ouvrage,