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marque des crocs aigus de César ; à cause de ce méfait, inspiré par l’exubérance d’une folle jeunesse, il avait vécu attaché à une chaîne, tout seul en son réduit pendant quatorze ans. Le voisin mordu avait, dans sa colère, exigé la mort de César ou cette mesure de complet ostracisme ; de sorte que le frère de Louisa auquel appartenait le chien, lui avait bâti une manière de prison, d’où jamais il n’était sorti que pour de courtes promenades, toujours en laisse sous la garde de son maître ou de Louisa. On peut douter que César en tirât gloire, mais il avait acquis à bon marché une réputation considérable : tous les enfans du village et un grand nombre d’adultes le citaient comme un monstre de férocité. Le dragon de saint George ne put jamais passer pour plus redoutable que le vieux chien jaune de Louisa Ellis. Les mères recommandaient solennellement à leurs enfans de ne pas en approcher, et les enfans écoutaient crédules, avec l’appétit de terreur qui leur est naturel ; on les voyait rôder à la dérobée autour de la maison de Louisa, puis s’enfuir, avec un regard jeté de côté ou en arrière vers le terrible chien. Aboyait-il, par hasard, de sa voix rauque, la panique éclatait.

Les passans qui pénétraient dans la cour s’informaient tout émus si la chaîne était solide ; César, en liberté, aurait paru un chien très ordinaire, on n’en eût parlé d’aucune façon ; enchaîné, il avait pris dans l’ombre des proportions anormales, on se le figurait sous un aspect vague, énorme, fantastique. Seul Joe Dagget, avec son bon sens jovial, le voyait tel qu’il était et s’obstinait à le caresser intrépidement sur la tête, malgré les recommandations effarées de Louisa. Il alla jusqu’à prétendre le lâcher. Louisa eut une telle peur qu’il remît ce coup d’Etat à plus tard, mais tout en persistant dans son opinion : « Il n’y a pas dans la ville de moins méchante bête, et c’est une cruauté que de le tenir attaché. Un de ces jours je m’en vais le faire sortir », Louisa se disait qu’une fois leurs intérêts et leurs biens confondus, il n’y manquerait pas. Elle se représentait César fondant comme un ouragan sur le village paisible et sans défense ; elle voyait des enfans ensanglantés tomber le long de son chemin. Elle-même aimait beaucoup le vieux chien parce qu’il avait appartenu à son frère défunt et qu’il était très doux avec elle ; cependant elle croyait à sa férocité, le mettant à un régime ascétique de petits gâteaux, lui refusant les os et la viande pour ne pas exciter son tempérament sanguinaire. Louisa regardait César manger son repas d’anachorète, tout en pensant elle-même à son prochain mariage, et elle tremblait.

N’importe, aucune crainte de désordre et de confusion dans ce