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notre insu en projetant sur eux l’éclairage de l’heure présente. Ainsi en a-t-il été pour Mme Roland. Lorsque la prisonnière de l’Abbaye écrit ses Mémoires, après douze années de vie conjugale et de désenchantement, tout entière à la passion brûlante qu’un autre lui inspire, ses dispositions actuelles à l’égard de son mari l’abusent sur celles qu’elle eut jadis, et elle croit en toute sincérité qu’elle n’a pas varié dans ses sentimens. Il lui semble avoir accepté, avec résignation et presque malgré elle, par raison, par esprit de renoncement et pour céder à de pressantes sollicitations, un mariage qu’elle n’avait pas souhaité, d’où elle n’espérait pas de bonheur pour elle et où elle se sacrifiait.

C’est le contraire qui est vrai. Ce mariage auquel Roland n’avait pas songé d’abord, dont il ne se soucia jamais, auquel il essaya de se soustraire, dont il tenta vainement de rompre le projet, c’est elle qui l’a voulu, avec décision, avec continuité, avec âpreté. Ç’a été le triomphe d’une volonté de femme impétueuse et énergique sur la nature indécise et fuyante d’un pauvre homme.

Lorsque s’engage la correspondance, Roland a quarante-trois ans, Marie Phlipon en a vingt-trois. Ce qu’elle était à cette époque, où son caractère est entièrement formé, où ses idées sur les hommes et sur les choses sont nettement arrêtées, nous le savons par un témoignage dont la valeur est indiscutable : ce sont les lettres qu’elle adresse à ses amies de couvent, Sophie et Henriette Cannet. Rien n’y manque de ce que nous avons intérêt à connaître. Mlle Phlipon s’y exprime sur tous sujets avec une absolue franchise, avec le seul désir de s’expliquer à elle-même et de se faire voir sous son vrai jour. Cela fait le prix de ces lettres. Elles sont un document d’espèce unique. Car il ne manque pas, dans notre littérature, de correspondances féminines ; nous avons des lettres de femmes et des lettres de filles : nous n’avons presque pas de lettres de jeunes filles. Les lettres aux demoiselles Cannet ne sont pas sans doute les lettres de la jeune fille suivant le type convenu de l’ingénue de théâtre. Elles n’en sont que plus curieuses. Comment vivait en cette fin du XVIIIe siècle une petite bourgeoise, fille d’un graveur de la rue de la Lanterne, comment elle partageait son temps entre la lecture et les soins du ménage, l’étude de la musique et de la peinture, les visites aux grands-parens, les promenades aux environs de Paris, les réunions où elle était invitée à pincer de la guitare, quel travail se faisait dans son esprit sous l’influence des scènes d’intérieur dont elle était le témoin et sous l’action des idées qu’elle trouvait dans les livres, ces lettres nous en instruisent avec la plus minutieuse précision. À travers ces confidences, et suivant les retouches du temps, la physionomie de la jeune fille se dégage, pour s’enlever enfin en traits vigoureusement accusés et en plein relief.

Ce qui frappe chez Marie Phlipon, c’est le débordement de