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1862. Tout récemment encore, à propos de la reprise de Tannhæuser à l’Opéra, on a fait, et si abondamment, l’énumération de ces premiers wagnériens français[1], que je crois inutile d’y revenir. Chacun connaît la liste des hommes marquans qui fréquentaient chez Wagner : Baudelaire, Champfleury, Vacquerie, Villot, Gustave Doré, Émile Ollivier, Perrin, etc. Je me contenterai donc de citer un passage qui me paraît avoir échappé aux anecdotiers, et dans lequel Wagner résume en quelques mots — et combien significatifs ! — les impressions que lui avait laissées cet épisode de sa vie[2]. Après avoir assuré qu’il en a gardé surtout de précieux et réconfortans souvenirs : « Certes, ajoute-t-il, cette affaire de Tannhæuser fut préparée et conduite d’une façon absolument défectueuse ; je me heurtais de toute part à des malentendus. Mais l’intérêt que suscita notre entreprise me créa des rapports de très haute portée avec ce que le monde intellectuel français possède de plus aimable et de plus remarquable. »

On voit que c’est ce « monde intellectuel français », pris collectivement, — et non telle ou telle personne, — qui peut à bon droit être considéré comme un des milieux actifs qui ont contribué à façonner la personnalité de Wagner. Aussi bien ces personnes « aimables » et « remarquables » qui lui ont laissé de si « précieux » souvenirs, sont-elles venues chez lui, poussées, les unes par une admiration sincère, les autres par la curiosité, beaucoup enfin par le courant de la mode, qui allait à lui. Mais le dévouement même de quelques-uns, pour entier et pour loyal qu’il fût, ne nous apprend pas grand’chose sur l’artiste, et ne peut que nous laisser deviner quelles furent les qualités de l’homme, pour susciter des affections si noblement désintéressées. Ce qui est et reste intéressant, c’est de constater quels sont les Français dont le maître a librement recherché la société. Que si l’on demande des noms, il ne faudrait pas, me semble-t-il, se borner à énumérer ceux des hommes qui ont traversé le salon de la rue Newton ; mieux vaut dire quelles œuvres françaises ont entouré le maître jusqu’à sa mort ; c’est là une communion bien plus intime que celle que permettent les rencontres ou les relations mondaines.

Mentionnons donc en tout premier lieu, les poètes du moyen âge. Si M. Gaston Paris visitait la bibliothèque de Wahnfried, il serait certes heureux de voir quelle place tenait dans l’estime de Wagner le cycle poétique dont Chrestien de Troyes forme, en quelque sorte, le centre. Mais l’active curiosité du maître ne se limitait point aux œuvres de cette ancienne littérature française. Il lisait beaucoup ; et s’il ne pouvait évidemment connaître tous

  1. Le travail le plus complet est celui de M. Georges Servières.
  2. Voyez le tome VI des Écrits, page 381. Ce passage est de l’année 1871 ou 1872.