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manque trop souvent de cette perfection de la forme qui a fait — pour ne citer qu’un de ses compatriotes — la fortune de Byron. Peut-être bien, à tout prendre, l’auteur de Don Juan est-il moins vraiment poète que celui de l’Excursion, et il ne manquera pas actuellement de critiques pour lui préférer ou Wordsworth, ou Shelley, ou même Keats. Il n’en est pas moins vrai que Byron — « l’homme le plus séduisant de l’Angleterre » comme l’appelait Mme de Staël — a été traduit, imité, plagié par toute l’Europe, peut-être parce que ce grand voyageur avait semé à tous les coins du monde ce que son génie pouvait avoir de trop purement anglais, mais certainement aussi parce que, voulant parler à l’Europe, il avait parlé la langue de l’Europe. Au contraire, la doctrine de Wordsworth, comme la forme même de son œuvre, garde décidément un caractère trop « ésotérique ». De la hardiesse ou de la nouveauté de la tentative, il est impossible de douter en France, après le beau livre de M. Legouis. Wordsworth a voulu être, il a été souvent un grand artiste. Il a voulu être plus encore, et il a réussi à être un penseur. Mais son réalisme poétique est, comme on l’a vu, d’une nature si particulière qu’on y retrouve à chaque pas la marque indélébile de l’esprit national. Mais son optimisme ardent, outre que c’est une conception quelque peu artificielle, éclose dans la solitude, trop loin de la vie, qui est la pierre de touche des doctrines morales, s’oppose manifestement au courant des idées continentales de son temps.

S’ensuit-il que cette noble et harmonieuse poésie ait obtenu chez nous la part d’influence à laquelle elle a droit de prétendre ? Il s’en faut de beaucoup. Mais nous vivons en un temps où une intelligence plus large des œuvres étrangères permet d’espérer plus d’un accroissement de notre territoire littéraire, plus d’une heureuse annexion intellectuelle, et Victor Hugo exprimait l’idéal de nos romantiques, qui doit rester le nôtre, quand il écrivait en 1843 : « Il y a aujourd’hui une nationalité européenne, comme il y avait du temps d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, une nationalité grecque. Le groupe entier de la civilisation, quel qu’il fût et quel qu’il soit, a toujours été la grande patrie du poète. Pour Eschyle, c’était la Grèce ; pour Virgile, c’était le monde romain ; pour nous, c’est l’Europe ». Il serait curieux que l’Europe du XXe siècle accordât à William Wordsworth une admiration qu’il n’a pas toujours su demander à celle du XIXe.


JOSEPH TEXTE.