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ni fable, aucun de ces hochets dont une tradition séculaire permet l’usage aux poètes. C’est le poète de la Terre, et s’il lui arrive de la quitter, il s’écrie, dans un transport d’enthousiasme, en la retrouvant : « Ces astres et tout ce qu’ils renferment, qu’est-ce auprès de ce grain minuscule, de ce cher petit point qui est nôtre ? Donc, revenons sur la Terre, sur la chère Terre verte… La voici, l’incomparable Terre ! »

« L’incomparable Terre », et, dans cette terre, l’Angleterre, et, dans cette Angleterre, un coin du Cumberland et du Westmoreland, cet horizon lui suffit. Là, dans ce microcosme, s’agitent des personnages minuscules. C’est, comme le dit joliment M. Legouis, le « protoplasma de la poésie au lieu de la poésie elle-même. » L’étrange poète ! Chantera-t-il les malheurs de René ou ceux de Chatterton, ou ceux d’Olympio ? Refera-t-il une virginité à Marion Delorme, à Lucrèce Borgia, à la Thisbé ? Dira-t-il les rancœurs de Rolla ou la grandeur cachée de Triboulet ? Vous le connaissez mal. Ce contemporain de Chateaubriand vous dira comment ce mauvais sujet d’André Jones s’est approprié un gros sou jeté par un cavalier à un mendiant ; ou encore il vous contera comment cette pauvre Alice Fell a perdu son manteau en loques, qui s’est trouvé pris dans la roue d’une voiture. Notez que ce n’est pas là du « burlesque » ; ce n’est pas non plus du « grotesque », suivant la formule de nos romantiques ; c’est du « plat », tout simplement, ce qui est bien différent. En vérité, pour assister avec cette joie enfantine aux ébats des moindres êtres de la création, il faut relever d’une maladie aiguë ; il y faut la disposition d’âme du convalescent qui, sortant pour la première fois dans son jardin, jouit du moindre frémissement du vent dans les feuilles.

Mais, au fait, ne sommes-nous pas tous des malades, et ne pouvons-nous pas devenir, à condition de le vouloir, des convalescens ? Wordsworth le pense. Sa poésie est un hymne aux plaisirs élémentaires de l’humanité, à la chaleur réconfortante et pénétrante de la nature. Ce n’est pas lui qui dirait avec Vigny :


Ne me laisse jamais seul avec la Nature,
Car je la connais trop pour n’en avoir pas peur.


Ce que la Nature nous verse, par le canal des sens, glorieux instrumens de notre régénération, c’est le calme, c’est la sérénité, c’est le pardon. Il ne s’agit pas ici, comme l’ont cru des lecteurs superficiels, de nous confondre et de nous abîmer dans son infinité : cela, c’est du Shelley. Encore moins s’agit-il de lui prêter nos propres sentimens, de tomber dans ce que Ruskin appelle