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excessif et malsain des grandes villes ; surtout, on y apprend la joie : « Tous les interstices de nos cœurs, a écrit l’un des initiés, étaient remplis de bonheur. Il n’y avait donc pas place pour le chagrin, exorcisé maintenant et envolé hors de notre portée… » On y pratique, en un mot, cette thérapeutique morale qui avait déjà réussi à Wordsworth une première fois.

La cure fut radicale. Quand il quitte Alfoxden, en 1798, Wordsworth est guéri. Assurément il n’a pas rejeté toutes ses convictions révolutionnaires et rationalistes. Même, quand la France du Directoire commettra ce crime d’envahir la Suisse, nation sœur, au milieu de l’universelle indignation de tout le groupe de ses amis Wordsworth réservera son jugement. Mais du moins il a mis fin à la lutte entre la Révolution et la Nature. Il s’est refait une identité morale. Il s’est tracé, pour la vie, un programme dont il ne s’écartera plus. Il s’est replongé dans la Nature et elle lui a murmuré : Joie.


II

On le voit, Wordsworth n’a pas été du premier jour en possession de son idéal moral. Du moins, la crise si elle a été violente a été courte. À force de volonté, de méthode, on dirait presque d’hygiène, il a enrayé le mal. Il a reconquis la paix, et pour toujours. Combien de nos romantiques ont dirigé ainsi leur propre vie ? Et, pour tout dire, à combien d’entre eux aurions-nous su gré d’être de si excellens médecins de leurs propres maux ? Celui qui « se frappait le cœur » pour y « trouver le génie », se le figure-t-on paisiblement ancré, la tourmente une fois finie, dans une conviction raisonnée ?

Et, de même que l’idéal moral de Wordsworth s’est formé de bonne heure en lui, de même son idéal poétique, dès 1798, est définitivement arrêté dans son esprit. Cet idéal tient dans ces deux mots : réalisme, optimisme ; et aucun de ces deux mots ne représente exactement pour lui ce quïl représenterait pour un poète français.

Wordsworth est « réaliste », c’est-à-dire qu’il a, suivant l’expression de M. Legouis, « l’imagination la plus loyale peut-être qui soit », — loyale jusqu’au scrupule. Certes il a, lui aussi, dans ses premiers vers, sacrifié à la Muse enrubannée du XVIIIe siècle ; il a fait du Delille, comme d’autres ont fait du Darwin. Il a, dans ses descriptions, associé au hasard des objets qu’il ne connaissait pas, « comme font, dit-il dédaigneusement, ceux qui sont élevés dans les villes. » Mais, à vingt-huit ans, le voilà guéri de ce travers.