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diamétralement opposée à la sienne[1]. Cet Anglais du Midi est aussi expansif, aussi enthousiaste, aussi mobile et faible, que Wordsworth, homme du Nord, est raide, âpre, concentré, tenace. Celui-ci a grandi en pleine liberté, l’autre, plante maladive, a poussé mélancoliquement entre les quatre murs d’un collège de Londres. L’un est plein de Godwin et de Rousseau. L’autre, dès l’âge de dix-sept ans, se dit néo-platonicien et parle « avec des intonations douces et profondes » des mystères de Jamblique et de Plotin. L’un a toujours agi par principes, en vertu d’une fin déterminée ; l’autre s’est laissé mener, depuis ses vingt ans, d’un régiment de dragons au phalanstère « panti-socratique » de Stowey.

Coleridge n’a jamais été, même par crise, un rationaliste. De bonne heure, il s’est complu avec les théosophes Jacob Bœhme, George Fox, Swedenborg. De bonne heure, il s’est convaincu « que tous les produits de la pure réflexion sont frappés de mort. » Nul esprit moins scientifique. La puissance mystérieuse qu’il adore, c’est celle qu’il nomme la Fantaisie, « qui, la première, dit-il, tire de la sensualité l’esprit ténébreux et lui donne des jouissances nouvelles ». Et comme, aux yeux de Coleridge, la Fantaisie est absolument bonne, il s’est mis, dès avant la trentième année, à faire usage de l’opium. Singulier maître, mais assurément bien séduisant ! Car son fumeux esprit agit puissamment sur l’esprit austère de Wordsworth. Tout dernièrement encore, le recueil de pensées inédites de Coleridge, publié sous le titre d’Anima poetæ, nous en apportait des preuves nouvelles. On l’y voit gourmander son « cher William » pour avoir trop « contemplé la surface des choses en vue de jouir de leur beauté et de sympathiser avec leur vie réelle ou imaginaire. » Sans doute, il le voudrait plus détaché de l’observation, plus libre, plus hardi dans son essor vers le royaume de Fantaisie. M. Legouis nous a très bien montré comment Wordsworth resta réfractaire à cette tentative. Mais il subit profondément l’influence qui se dégageait de la personne de Coleridge. Bientôt il s’installe avec sa sœur et avec lui à Alfoxden : « Nous étions trois corps et une seule âme, » dit Coleridge. Près d’eux, les membres de cette étrange société « panti-socratique », Burnett, Lloyd, Lamh, Thelwall, Thomas Poole. Dans ce cercle de croyans, on rêve d’une vie toute pastorale ; on s’y répand en invectives contre le labeur

  1. M. Ernest Hartley Coleridge a publié en 1895 deux volumes de lettres et un petit volume de notes intimes de Coleridge (Letters of Samuel Taylor Coleridge, Londres, 2 vol. in-8, Anima poetæ, 1 vol. in-8). On y trouvera quelques indications intéressantes sur Wordsworth.