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préférés. Encore les républicains envoyés de Paris dans un département inconnu d’eux pouvaient-ils, grâce à cette ignorance, rester étrangers aux querelles locales et aux haines de personnes : une certaine impartialité était dans leur situation si elle était dans leur nature. Mais pour ceux qui, députés ou chefs d’opposition la veille, recevaient autorité sur tous, là même où ils avaient vécu, lutté, souffert, qui voyaient en face d’eux leurs amis longtemps victimes, qui sentaient sous leur main leurs adversaires hier oppresseurs, l’impartialité était au-dessus de la nature. Les souvenirs de tout leur passé, l’amertume des ostracismes, la rancœur des humiliations, la colère des sévices qui les avaient frappés eux et les leurs, la crainte de se préparer le retour de ces maux s’ils n’établissaient pas solidement leur victoire, tout les conduisait fatalement à une politique de faveur pour les uns, de rigueur pour les autres ; et cette iniquité même leur semblerait équité si, grâce à elle, ils réparaient le long déni de justice qu’avait été l’Empire pour les idées, les œuvres, et les hommes du parti républicain.

Et, non moins que l’impartialité, la compétence leur manquait pour diriger l’effort contre l’étranger. Ils avaient été choisis à cause de leur notoriété politique : or, soutenue au nom de la liberté contre la force, la lutte contre l’empire avait surtout mis en péril, en action, et en lumière les hommes de parole et de plume. En province comme à Paris, c’étaient des avocats et des journalistes qui avaient agité, soulevé l’opinion, et pris la direction du parti républicain. C’est parmi eux que les membres du gouvernement, avocats et journalistes eux-mêmes, avaient tout naturellement cherché leurs auxiliaires. Ce ne fut pas un système, et Gambetta était homme à chercher le mérite sans s’inquiéter de la profession. C’est ainsi que, le 5 septembre, parmi les visiteurs du ministre, un ingénieur des mines sans recommandations, sans passé politique, et dont le nom même, Charles de Freycinet, était inconnu au ministre, se présenta : il prévoyait que, pour organiser des armées nouvelles, les militaires de profession ne suffiraient pas, et il demandait à être employé en un poste où ses connaissances spéciales pussent servir à la défense. La netteté de sa parole et la précision de ses idées frappèrent Gambetta, et croyant deviner une intelligence et une volonté, il le nomma séance tenante à la préfecture de Tarn-et-Garonne. Mais les inconnus capables de donner d’eux en une conversation une telle idée étaient rares, et se décider sur de pareils indices était hasardeux. Presque toujours c’étaient donc les rapports antérieurs, la connaissance ancienne qui formaient,