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le vide des heures que le poids de leur silence ; si ce silence isolait chacun dans le souci de ses dangers et de ses ruines personnelles ; et si cet isolement enseignait à la volonté des incertitudes, aux courages des défaillances, à la crainte des raisons, à l’égoïsme ses droits et cachait à tout homme l’âme des autres, l’âme de Paris lui-même survivrait-elle ? Dangereuse pour toute ville, cette épreuve léserait davantage pour cette population, de toutes la plus hors de soi, celle qui emploie le plus d’intelligence, de volonté, de sensibilité à créer des idées, des passions, des sentimens publics, celle où la plupart des hommes acquièrent ainsi des mérites de communauté qu’ils ne se seraient pas donnés eux-mêmes et pour eux seuls, où leurs desseins tendent à devenir plus grands à mesure qu’ils les soumettent à plus de juges et leurs vertus plus nobles à mesure qu’elles ont plus de spectateurs. Il importait au contraire de perpétuer dans Paris toute cette intensité de la vie publique, d’y entretenir le loyer où, réunies et échauffées incessamment par la presse, par les discours, par les manifestations, par l’énergie spontanée de chaque citoyen et de toute la foule, par la variété des dévouemens et des sacrifices, toutes les puissances du patriotisme s’échaufferaient jusqu’à l’explosion.


Cette conception militaire prévenait tout désaccord entre Trochu et les autres membres du gouvernement. Au lieu qu’elle fit, au nom du salut public, violence à leurs instincts et à leurs préjugés, elle flattait leurs désirs les plus chers et même mettait des raisons nouvelles au service de leurs tendances natives et de leurs partis pris.

Non seulement, persuadés que l’ancienne armée et toutes ses institutions étaient déchues, ils trouvaient dans l’anéantissement presque complet de nos forces régulières une justification de leur pessimisme, et une occasion incomparable d’appliquer des idées nouvelles ; mais le chef de l’armée était avec eux, contre lui-même. En s’abstenant de soumettre la plus grande partie des Français au régime militaire, il semblait confesser l’impuissance de ce régime ; en fondant l’espoir du siège sur le courage indiscipliné des citoyens, il paraissait concéder que les moyens les plus efficaces pour former des troupes ne sont pas l’obéissance et le travail, mais l’enthousiasme et la passion. Ses collègues ne songèrent pas à disputer à Trochu le gouvernement qu’il revendiquait sur l’armée active, mais ils considérèrent qu’ils avaient ainsi fait la part du mal ; que leur devoir était d’épargner aux Français non encore pris par le joug, les déformations cruelles et inutiles de ces servitudes ; et que la gravité même de la situation commandait de soustraire