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théologien n’aurait pu nous donner, c’est un livre d’une lecture plus attachante, un portrait plus vivant du saint, et un plus beau tableau d’histoire. Tout est en place dans ce livre, et rien n’y vient qu’à son tour, en son temps, en son lieu, pour « illustrer » en quelque manière la biographie du saint. De Milan, où Bernardin débute, jusqu’à Aquila, où il meurt à la tâche et comme sur la brèche, M. Thureau-Dangin le suit de ville en ville, à travers l’Italie entière, — semper docentem, semper instantem, semper sudantem, semper ad amorem Dei, omnium animos excitantem, — et partout il nous le montre appropriant son discours aux besoins de son auditoire. Ici, comme à Sienne même, c’est à l’esprit de faction que Bernardin s’attaque ; et là, comme à Ferrare, c’est au luxe des vêtemens et à la licence des mœurs ; ailleurs encore, comme à Viterbe ou comme à Orvieto, c’est à l’usure. Sent-il parfois quelque résistance ? Il menace alors les pécheurs de l’instrument des vengeances divines : c’est le condottiere, dans l’Italie du XVe siècle ; et de tous ces traits, que le biographe indique, sans y appuyer, avec un sens exquis du pittoresque et de la mesure, se compose, pour ainsi parler, un tableau où nous voyons revivre, s’animer, et marcher devant nous tout un siècle d’histoire.

Un des chapitres les plus curieux du livre de M. Thureau-Dangin est consacré à l’analyse des Prediche volgari de Bernardin de Sienne. Bernardin de Sienne prêchait en langue vulgaire, mais, quand il rédigeait lui-même ses Sermons, il les mettait en latin, et la collection n’en forme pas moins de cinq volumes in-quarto. Il est arrivé cependant quelquefois qu’un auditeur « sténographiât » à la volée le discours du prédicateur ; et c’est ainsi que, grâce à un certain « Benedetto, tondeur de drap de son métier, ayant femme et enfans, d’ailleurs plus vertueux que riche, » quarante-cinq discours de Bernardin de Sienne sont parvenus jusqu’à nous dans leur forme originale. Voici le jugement qu’en porte M. Thureau-Dangin. « Jamais Bernardin n’est mû par le désir vulgaire d’amuser ceux qui l’écoutent ; il ne cherche à récréer les esprits que pour convertir les cœurs. Si l’on trouve chez lui quelques expressions, quelques images dont le réalisme naïf étonne notre goût plus timoré, ce sont des taches rares. On est plutôt frappé de ce que cette parole, au moment même où elle se fait populaire, garde ordinairement de délicatesse, de grâce, de pureté : on y voit transpirer à chaque ligne, avec l’exquise candeur du saint, la distinction de l’homme bien né, et la politesse d’un lettré qui n’est pas étranger au mouvement de la Renaissance. » M. Thureau-Dangin ajoute, pour excuser ce réalisme, que « jamais la parole religieuse n’a eu autant d’influence sur le peuple qu’à l’époque où elle employait les moyens dont on affecte d’être choqué » ; et je crois bien qu’il a raison. Les moyens d’un « prédicateur populaire » ne sauraient être ceux d’un évêque de cour ; on n’agite pas les foules, on ne les remue point, on n’en change