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contre lui-même ; il n’en sera que plus intéressant. Il entre un peu d’étonnement dans l’admiration que nous inspirent Goethe et son olympienne sérénité ; par les faiblesses de son âme tourmentée, Rousseau est plus près de nous, et sa gloire mêlée de misères n’a rien qui nous offusque ; nous ne sommes pas tentés de lui dire : « Tu te crois un Dieu, et comme nous tu n’es qu’un homme. » Dans un livre aussi agréable qu’instructif, M. Eugène Ritter a démêlé, expliqué mieux que personne les influences originelles qui ont préparé, décidé la destinée de ce grand esprit[1]. Une petite ville qui a fait du bruit dans le monde, et dans laquelle la sévérité et la discipline huguenote avaient survécu au dogme de Calvin, les habitudes d’esprit que donne la controverse, la dialectique savante greffée sur des préjugés immuables, une existence étroite, un peu triste, dont on était fier, de petits bourgeois qui se tenaient pour des souverains, puis un milieu tout nouveau, un prisonnier qui prend le large, un saut dans l’inconnu, la vie errante, les grands chemins, les rêves fous, une imagination qui vagabonde, la Savoie, le Piémont, les aventures et les hontes d’un déclassé, une abjuration, une apostasie, Mme de Warens, ses cheveux blonds, ses complaisances et ses leçons, Chambéry, les Charmettes, quelques années de paradis, que d’élémens divers se sont combinés dans ce métal de Corinthe !

La contradiction était la fée qui avait présidé à la naissance de Rousseau et béni son berceau. Son père l’horloger avait étudié Tacite, Plutarque et Grotius, et adorait les romans, Cléopâtre, le grand Cyrus, l’Astrée. Il les lisait à son fils ; on y passait les nuits. Quelquefois, entendant le matin les hirondelles, il lui disait tout honteux : « Allons nous coucher, Jean-Jacques, je suis plus enfant que toi. » Et toute sa vie Jean-Jacques chérira Plutarque et l’Astrée ; il mêlera les romans aux vérités, les vérités aux romans, et travaillera avec passion à concilier d’inconciliables chimères. Ses disciples l’ont simplifié, et les révolutionnaires qui se réclamaient de lui étaient des Jean-Jacques très incomplets. L’incorruptible rhéteur qui se servit de la guillotine pour inoculer à la France l’amour de la vertu, était un esprit sec et pauvre, joignant au goût des conduites louches, de la politique tortueuse, la superstition des sentimens simples et des aphorismes. Il ne se fît jamais d’objections ; il fut toujours content de lui-même et de son infaillible sagesse. Qu’est-ce que Robespierre ? Un Rousseau médiocre et tronqué, qui ne s’est jamais contredit.

Les opinions extrêmes sont toujours des opinions étroites. Au-dessous, bien au-dessous des esprits qui se débattent dans leurs contradictions sont ceux qui s’en délivrent par des expédiens ou par des

  1. La Famille et la Jeunesse de J. -J. Rousseau, par Eugène Ritter, doyen de la Faculté des lettres de Genève ; Paris, 1896, librairie Hachette.