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qui souvent se contrarient, l’influence que nos désirs, nos attachemens, nos antipathies exercent sur nos jugemens et notre logique, les hasards de notre vie, des rencontres fortuites, des expériences heureuses ou manquées, certains plaisirs, certains chagrins dont nous nous souviendrons toujours, qui laissent en nous une ineffable empreinte, que de complications dans notre affaire !

Ajoutez à cela les disparates que nous offre la société où nous vivons, la contrariété des traditions et des principes, des mœurs, des usages et des règles, des doctrines et des pratiques. Il n’y a dans le monde, comme on l’a dit, de loi fixe, constante, parfaite, que pour régler « une espèce de folie qui est le jeu » ; ce sont les seules règles qui n’admettent ni exception, ni relâchement, ni variété, ni tyrannie. Hors de là, hommes et choses, tout n’est qu’incertitude et variation. Heureux qui n’a qu’un maître, qu’un précepteur ! Il sait à quoi s’en tenir, et son cas est simple. Le plus souvent nous en avons eu trente au moins, qui différaient d’avis sur des points très essentiels, et qui nous ont laissé le soin de concilier leurs incompatibles leçons. Notre esprit est d’ordinaire un édifice mal assemblé : trente architectes nous ont aidé à le bâtir, trente tapissiers se sont chargés de le meubler, et il y avait dans le nombre plus d’un marchand de bric-à-brac. C’est à nous de mettre un peu d’ordre dans cette confusion, c’est à nous de rendre notre maison logeable.

Dans son piquant Mémorial, récemment publié, M. de Norvins, qui avait fait ses premières études dans les collèges du Plessis-Sorbonne et d’Harcourt, s’étonne que la monarchie française, dont les usages contrariaient souvent les principes, eût négligé de fonder des collèges pour les nobles, comme cela se pratiquait en Allemagne[1]. Les enfans des plus grandes maisons, aux noms glorieux et historiques, étaient élevés côte à côte avec des bourgeois et des fils d’artisans. A l’église, au réfectoire, en classe, on était assis sur les mêmes bancs, mais à peine sortis du collège, ces camarades temporaires ne devaient plus se connaître. « Cette nécessité leur était d’ailleurs démontrée chaque jour par la différence notable de la toilette, par l’aristocratie du logement particulier, du gouverneur, des domestiques. » Chaque profession avait son costume, et les jeunes nobles n’allaient jamais dîner dans leurs familles qu’emprisonnés dans un habit habillé de satin, avec le chapeau à plumet et l’épée au côté. Légalité ne se retrouvait que dans l’infarination universelle, les roturiers étant aussi poudrés que les grands seigneurs : « Il n’y avait, comme pour les cigares d’aujourd’hui, d’autre différence que dans le parfum. »

Cependant les Montmorency, les Rohan, à qui tout, hormis la

  1. Mémorial de J. de Norvins, public avec un avertissement et des notes, par L. de Lanzac de Laborie. Tome Ier ; Paris, 1896, librairie Plon.