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de bâtimens séparés les uns des autres par des cours irrégulières et entouré d’un mur en briques forme son domaine particulier. Ses appartemens privés, son vaste harem, sont rassemblés dans cette enceinte. Une extrême simplicité règne dans la salle d’audience : un angareb pour le calife, des nattes sur le sol pour les personnes admises en sa présence, voilà tout le mobilier. Le luxe a été réservé pour les appartemens privés : lits ornés de dorures et protégés par des moustiquaires, tapis, coussins brochés de soie, portières et rideaux. En un mot on a rassemblé là tout ce qui échappa, pendant le sac de Khartoum, à la fureur destructrice des assaillans.

Le harem du calife renferme quatre cents femmes ; quatre d’entre elles sont libres et occupent la position d’épouse légitime. La première de toutes est Sara, originaire, elle aussi, de la tribu des Taacha, la compagne des années difficiles, la mère d’Etman, le fils chéri du calife. Les autres ont été achetées ou capturées pendant des campagnes heureuses. Le hasard a rapproché les types les plus variés : les unes sont de couleur brun très clair, d’autres bronzées, d’autres encore absolument noires. Les Abyssines au fin profil coudoient d’affreuses négresses du Bahr el Ghazal au nez épaté, aux lèvres proéminentes. Bref, c’est une collection sans pareille d’ethnographie africaine.

Pour maintenir un peu d’ordre dans ce bataillon de femmes, on les a divisées en groupes de quinze à vingt. L’une d’elles est chargée de surveiller les autres. Elle reçoit chaque mois de quoi nourrir ses subordonnées et acheter les accessoires de toilette, parmi lesquels le beurre, la graisse et les parfums violens tiennent le premier rang.

De temps à autre, le calife passe une revue de ses femmes. Il n’en revient jamais complètement satisfait. Il a été choqué du caractère de l’une, des défauts physiques d’une autre. Il exclut donc de ses faveurs celles qui ont cessé de lui plaire pour les remplacer par de nouvelles recrues, et gratifie de sa desserte ses parens, ses serviteurs, ou ceux qu’il prétend honorer.

Parfois aussi cette apparente libéralité n’est qu’une ruse politique. L’inquiétude est un des traits du caractère d’Abdullah, il redoute toujours quelque complot. Il examine ceux qui rapprochent du turban aux babouches, et rien ne lui échappe. Un soir, Slatin apprit que la position de Gordon à Khartoum était désespérée. L’anxiété et le chagrin le tinrent éveillé toute la nuit. Le lendemain matin, le calife lui demanda, dès qu’il l’eut dévisagé, pourquoi il avait les yeux rouges et quelle était la raison de son insomnie.